Thursday, August 14, 2014

"Madame LA ministre" moins compétente que "Madame LE ministre"?


La ministre française des droits des femmes, Najat Vallaut-Belkacem, appellée à plusieurs reprises Madame "le" Ministre par certains de ses collègues de l'assemblée nationale 

L'usage du langage est un des combats les plus visibles du féminisme. Les noms de métiers en sont un des enjeux. Une annonce d'emploi qui ferait appel à UN électricien ou à UN ingénieur pourrait, par exemple, donner l'impression que l'emploi en question est nécessairement masculin (et dès lors décourager les femmes d'y postuler). Le souci de l'égalité entre les sexes pousse donc à inclure le féminin dans la formulation des noms de métiers, voire à les féminiser lorsqu'ils sont occupés par une femme. Ainsi dira-t-on "Madame la Ministre" plutôt que "Madame le Ministre" (même si l'Académie française n'est pas nécessairement d'accord).


Mais quel est l'effet de la féminisation sur la perception de la personne qui exerce ce métier? Perçoit-on de la même façon Madame LE Ministre et Madame LA Ministre? C'est à cette question qu'ont tenté de répondre Magdalena Budzuszewksa, Karolina Hansen, et Michal Bilewicz, un groupe de chercheurs polonais dans une étude récemment publiée dans le Journal of Language and Social Psychology. Pour ce faire, ils ont présenté à 123 sujets polonais la description d'une femme du nom de "Marta, 4 ans, vivant dans une grande ville et exerçant la profession d'aborolozka". Aborolozquoi? En fait, il s'agissait d'un métier fictif qui pouvait être formulé soit au féminin (aborolozka) soit au masculin (aborolog).  De cette façon, on pouvait manipuler la féminisation du métier sans que celle-ci soit confondue avec des attentes particulières liées à un métier spécifique (par exemple, si on évoque madame La Ministre, peut-être pense-t-on à une ministre particulière, ou pense-t-on à des compétences spécifiques à ce métier, etc.). Notons que différents métiers fictifs avaient été inventés pour contrôler une influence purement phonétique des lettres utilisées.

Les auteurs ont ensuite demandé à leurs sujets (des Polonais d'âge moyen recrutés dans un panel de sondage) de formuler leur opinion de Marta sur des dimensions relevant de la chaleur humaine (chaleureuse, sensible,...) et de la compétence (compétente, ambitieuse, forte,...). Il est remarquable de constater qu'en dépit du très peu d'informations disponibles, les sujets formaient des impressions de Marta. Mais ces impressions dépendent du fait que son métier soit féminisé ou non.

Premièrement, on observe une tendance générale, à percevoir les personnes effectuant des métiers féminisés comme moins compétentes. Ceci peut s'expliquer par le fait que notre société tend à dévaloriser les métiers fortement féminisés. En ce qui concerne la compétence toutefois, les résultats diffèrent chez les hommes et les femmes: les hommes perçoivent une femme exerçant un métier féminisé comme moins chaleureuse que celle qui exerce un métier non féminisé. Une possibilité: les hommes percevraient les femmes féminisant leur métier comme des "féministes" menaçantes et donc peu chaleureuses. Pour les femmes en revanche, Marta est perçue comme plus chaleureuse lorsqu'elle exerce un métier féminisé. Ceci pourrait s'expliquer par une volonté de contrebalancer l'image négative en termes de compétence par une valorisation sur la dimension interpersonnelle. Cette stratégie ("elle n'est peut-être pas la plus performante mais elle est très sympathique") est communément utilisée par les membres de groupes victimes de discrimination. Cette interprétation reste toutefois très spéculative.

Quoiqu'il en soit, on constate que la féminisation du nom de métier exerce des effets négatifs sur la compétence attribuée à la candidate. Or, c'est ce jugement joue un rôle prépondérant dans le choix d'employer ou non la personne concernée. On semble observer là un des effets "boomerang" du féminisme: en changeant des conventions sociales, comme le genre des noms de métiers, sans que les stéréotypes qui y sont associés ne se soient encore dissipés, on peut parfois desservir, au moins à court terme, la cause que l'on entend défendre.

Olivier Klein est professeur de psychologie sociale à l'Université Libre de Bruxelles.

Référence


Budziszewska, M., Hansen, K., & Bilewicz, M. (2014). Backlash Over Gender-Fair Language The Impact of Feminine Job Titles on Men’s and Women’s Perception of Women. Journal of Language and Social Psychology, 0261927X14544371.

L'article complet est accessible en ligne ici: https://www.academia.edu/7963031/Backlash_over_gender-fair_language_The_impact_of_feminine_job_titles_on_mens_and_womens_perception_of_women

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