Il semble qu’il soit
difficile de s’identifier en tant que femme féministe. De nombreuses études
empiriques ont en effet mis en avant le déséquilibre entre femmes adhérant aux
idées féministes et la criante minorité s’identifiant comme telle. Ainsi donc,
il apparaît que les attitudes positives envers le discours féministe et le
self-labelling sont des phénomènes distincts. Cela nous amène à passer en revue
les éléments qui facilitent ou entravent cette auto-identification.
En premier lieu, une
forte identification au groupe Femmes comme groupe discriminé, une haute
auto-estime basée sur l’appartenance au genre féminin ainsi que la croyance en
un destin collectif augmentent les probabilités de soutenir le mouvement des
femmes et de s’identifier comme féministe (Burn, Aboud & Moyles, 2000). La
conscience groupale politique associée à cette identification alimente cette
dernière autant qu’elle s’en nourrit.
Un autre facteur facilitateur
est l’interaction avec des personnes ou institutions féministes ainsi que
l’exposition à un discours questionnant les normes traditionnelles de genre ou
encourageant l’engagement militant comme cela peut être le cas sur les campus
universitaires (Ramsey, Haines, Hurt, Nelson, Turner, Liss & Erchull,
2007). Dans le même ordre d’idées, avoir des attitudes et/ou des expériences
non traditionnelles des rôles de genre favorise également le label féministe.
Enfin, certains
auteurs avancent le fait qu’avoir vécu des expériences négatives de
discriminations ou violences sexistes peut également mener à
l’auto-identification féministe mais il s’avère que ce n’est pas forcément le
cas, notamment dans les situations où le sexisme hostile est la norme et les revendications
féministes (ou sociales en général) représentent une prise de risque (Radke,
Hornsey & Barlow, 2016).
Les freins au
self-labelling féministe sont plus nombreux.
Le majeur obstacle à
l’identité féministe est le stigmate social qui lui est attribué. Les
stéréotypes concernant les féministes sont présents dans le langage commun et
sont véhiculés par de nombreux médias. Ces représentations des femmes
féministes sont d’avantage négatives (agressives, anti-hommes, moches,
puritaines) que positives (intelligentes, ambitieuses, productives) mais pris
ensemble, ces stéréotypes représentent un coût social : ostracisme, manque de
considération ou encore refus du dialogue (Radke et al., 2016). S’identifier
comme féministe signifie d’une certaine façon endosser ce stigmate, ce qui rend
plus difficile le maintien d’un concept de soi positif (Breen & Karpinski,
2008). Car, malgré qu’une personne n’adhère pas à ces stéréotypes, elle en a
connaissance et c’est cela même qui peut fragiliser son identité : l’auto-
estime collective privée et publique ne s’accordent pas, c’est à dire que
l’évaluation personnelle de l’appartenance féministe peut être positive alors
que la perception de l’évaluation de ce groupe par les autres sera négative car
empreintes des croyances négatives communément partagées (Ramsey et al., 2007 ;
Roy, Weibust & Miller, 2007).
Ensuite, et c’est
une évidence, le féminisme ne correspond pas aux normes de genre :non
seulement il remet en cause l’ordre social basé sur les asymétries genrées mais
le fait même de revendiquer un changement social choque l’expectative sociale
selon laquelle « Nice girls don’t get angry » (Radke et al., 2016, p 868). Si
les féministes sont considérées négativement, c’est aussi parce qu’elles
violent cette norme dictant aux femmes de préférer la forme polie mais moins
efficace de lutter contre le sexisme en l’ignorant plutôt qu’en le confrontant
activement.
Troisièmement, les
groupes discriminés sont généralement des groupes numériquement minoritaires,
ce qui n’est pas le cas du groupe Femmes (Radke et al., 2016). Si l’on
considère la théorie de la distinctivité optimale, cette circonstance rend
difficile l’identification collective car le groupe Femmes ne répond pas au
besoin de distinctivité et d’appartenance (Licata & Heine, 2012). Les
petits groupes permettent cet équilibre car ils sont exclusifs, les grands ensembles
provoquent souvent la désidentification car trop larges, trop inclusifs : leurs
membres rejoignent alors leur besoin de différenciation via l’identification à
des sous-groupes. Cette dynamique de ramification peut affaiblir la cohésion du
mouvement féministe global dès lors que l’on attend qu’il ne parle que d’une
seule voix (Radke et al., 2016). Au contraire, reconnaître l’intersectionnalité
des identités et donc la légitimité des différentes luttes et stratégies au
sein du mouvement féministe permet à un plus grand nombre de s’identifier à son
message.
Le quatrième obstacle
à l’auto-identification féministe s’explique également par la théorie
susmentionnée : l’identification à un groupe d’appartenance s’affaiblit
quand la distinction entre endogroupe et exogroupe est peu claire ou concrète,
ce qui est le cas des relations femmes-hommes (Radke et al., 2016). En effet,
les catégories en asymétrie qui nous occupent sont intimes : les femmes sont en
contact proche, fréquent et souvent positif avec les hommes. Cette proximité
peut produire un effet sédatif : interagir avec des membres du groupe avantagé
diminue les préjugés à propos de ses membres, réduit l’identification au groupe
discriminé ainsi que les perceptions de discrimination (Binder et al., 2009).
Cela ne favorise pas l’engagement dans l’action collective d’autant plus que
l’effet du contact positif avec l’exogroupe s’accentue si celui-ci est de
nature romantique. Il ne faut cependant pas prendre cet argument au pied de la
lettre (il cristalliserait le stigmate de la féminazie) et des études récentes
font la lumière sur les situations où le contact positif avec le groupe
avantagé ne diminue pas l’action collective (Becker, Wright, Lubensky &
Zhou, as cited in Radke et al., 2016). C’est le cas lorsque la relation intime
comprend un membre du groupe avantagé qui reconnaît l’inégalité intergroupe
comme illégitime et constitue ainsi un allié de l’engagement activiste.
Un autre facteur à
considérer est le fait que le sexisme n’est pas l’apanage des hommes : les
femmes aussi sont héritières de la société patriarcale (Radke et al., 2016).
Les femmes adhèrent principalement au sexisme bienveillant, attitude
d’apparence positive envers les femmes prônant la complémentarité. Cette forme
de discrimination est fallacieuse car elle revêt une apparence plaisante,
galante, charmante, elle ne semble pas aller à l’encontre des intérêts des
femmes. Elle participe pourtant bien à la subordination de la femme qu’elle
présente comme plus fragile, moins compétente, moins agentique, récompensant
les femmes correspondant à cette image, vilipendant les autres. Dans cette
forme de sexisme, l’homme n’est pas dominateur mais protecteur, c’est la
complémentarité entre sexes qui est prônée plutôt que la compétition (Glick et
al ;2000, Glick & Fiske, 1996). Mais cette complémentarité des rôles
de genre ne s’accompagne pas d’une complémentarité en termes de pouvoir et
d’indépendance (Pratto & Walker, 2004), le sexisme hostile et bienveillant
sont en somme les 2 faces d’une même pièce.
Notons que les femmes adhèrent d’autant plus au sexisme bienveillant ?
dans les sociétés où le taux de sexisme hostile est élevé, où la menace
d’agression masculine est omniprésente (Brandt, 2011). Le sexisme hostile va de
pair avec les violences sexuelles faites aux femmes et adhérer au sexisme
bienveillant dans ce cas est une stratégie d’auto-défense qui procure aux
femmes protection, idéalisation et affection (Glick et al., 2000). Les hommes
représentent à la fois la menace et la solution à la menace. L’adhésion au
sexisme bienveillant est un faux allié car il justifie et renforce le pouvoir
structurel de l’homme et diminue la capacité d’identifier et de confronter les
discriminations sexistes étant donné qu’elles peuvent être à la fois subies et
perpétrées. De même, adhérer au sexisme sous quelle forme que ce soit c’est
aussi s’opposer aux mouvements luttant contre la domination masculine, dont le
féminisme est le fer de lance (Brandt, 2011).
Un 6ème
obstacle au self-labelling féministe est la croyance très répandue selon
laquelle nous vivons dans un monde où le sexisme n’existe plus et l’égalité des
genres est acquise, un monde où le féminisme serait obsolète (Swirsky & Angelone,
2014). Cette croyance est d’avantage présente dans les pays occidentaux où
l’action féministe a obtenu que la législation soit revue en faveur des femmes
et où le sexisme hostile n’est plus acceptable socialement, les environnements
où les discriminations sexistes, plus subtiles et ambigües, passent souvent
inaperçues (Radke & al., 2016). Les violences sexistes sont une réalité
mondiale mais dans les pays où les batailles juridiques essentielles ont été
remportées, cette réalité est souvent niée, les politiques de genre reléguées à
un second plan (Loke, Bachmann & Harp, 2017). Les changements revendiqués
par les féministes dans les pays plus égalitaires sont pourtant bien concrets :
lutter contre le sexisme, l’objectification de la femme, la violence conjugale,
l’iniquité salariale, … Et l’un de leur défi majeur est d’encourager les femmes
et les hommes à percevoir le sexisme, à leur procurer de l’information sur la
prévalence et les conséquences négatives de celui-ci, sous ses différentes
formes, ainsi que sur les différentes manières de le confronter (Radke et al.,
2016).
Un autre élément
entravant l’identité féministe est la conséquence des stigmates qui l’entourent
et qui font qu’il ne soit pas considéré comme pertinent dans certaines
communautés culturelles ou sociales car il est perçu comme un produit de
l’exogroupe blanc, riche et dominant. Dans ce cas, l’adhésion au féminisme peut
être perçu comme une trahison au groupe culturel et engendrer le rejet dès lors
qu’il est tenu comme obstacle à l’identité raciale et frein à la solidarité du
groupe (Swirsky et al., 2014). Ce rejet sera exacerbé si l’action féministe est
exclusivement dirigée aux questions sexistes et n’envisage pas les autres
formes de discrimination (raciste, homophobique, sociale, …) : elle obligerait
dans ce cas à choisir sa lutte et à délaisser le label féministe. Dans la même
ligne d’idées, le féminisme est parfois perçu négativement car allant supposément
à l’encontre de certaines valeurs et croyances de l’endogroupe, par exemple religieuses ou politiques (Swirsky et al., 2014 ;
Whitley & Kite, 2013). Cette appréhension se nourrit de la vision du
féminisme comme hostile à la religion, privilégiant l’individualisme au
détriment de l’engagement communautaire et familial, éloignant les femmes des
hommes (Gallagher, 2004).
Le 8ème
facteur amenuisant le self-labelling féministe est l’argument essentialiste
selon lequel les différences entre femmes et hommes reposent sur leurs
différences biologiques (Radke & al., 2016). Ce raisonnement justifie les
inégalités sociales entre sexes et présente la situation comme naturelle donc
impossible à changer : les hommes ont toujours été ceux qui travaillent, les
femmes celles qui s’occupent des enfants. Beaucoup d’études sont menées dans ce
sens et les résultats de ces dernières sont malheureusement très souvent
exagérés, mal-interprétés et surmédiatisés. (Détrez, 2015).
Enfin, une dernière
conception dont souffre le féministe est sa présentation dichotomique : on
l’est ou ne l’est pas et en être implique l’activité militante. Beaucoup de
femmes ne s’identifient dès lors pas comme féministes, jugeant qu’elles ne sont
pas assez actives pour la cause. Et l’on assiste dès lors au phénomène suivant
: depuis les années 70, l’adhésion aux idées féministes d’égalité de genre est
en hausse mais l’identification au féminisme reste stable et même faible
(Swirsky et al., 2014). Notons à ce propos que l’identité féministe est un
parcours intime, personnel et évolutif avant d’être une identité collective,
qu’il s’agit d’une identité avant d’être un mouvement et qu’il s’adresse à
toutes et tous ceux désirant questionner et changer les inégalités sociales.
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