Intuitivement, que répondriez-vous ? Bien que nous
ayons l’impression d’avoir le contrôle de nos pensées et de nos actions,
celles-ci sont en grande partie dirigées par notre intuition. Elles ne sont
donc pas totalement conscientes et délibérées. Quelles sont les implications ?
Avons-nous raison ou tort dans notre manière de raisonner ? L’intuition prime-t-elle
sur la raison ?
Dans
son ouvrage « Thinking, Fast and Slow », Daniel Kahneman (2011) décrit deux
modes de pensée impliqués dans l’élaboration de nos jugements et de nos prises
de décisions. Il les appelle le système 1 et le système 2. Le système 1 correspond
à la pensée rapide et est constitué de réactions intuitives, automatiques et
peu conscientes, ce qui le rend plus économe mais également plus susceptible de
commettre des erreurs ou des biais de jugement. Le système 2, quant à lui, correspond
à la pensée lente, analytique et logique. Il agit là où le système 1 est insuffisant
et permet de réduire les erreurs et de fournir des réponses plus délibérées, ce
qui le rend également plus coûteux.
De
nombreux chercheurs se sont intéressés à savoir dans quelle mesure nos prises
de décisions sont le résultat d’une délibération rationnelle. Bien que nous
nous sommes longtemps considérés comme des êtres rationnels, divers travaux ont
démontré que nous nous fions davantage à nos intuitions (Heider, 1958 ; Haidt,
2001 ; Choudhuri & Basu, 2013). En effet, un raisonnement rationnel
constant nécessiterait une mobilisation trop importante de nos ressources
cognitives, c’est pourquoi la majorité de nos jugements repose sur notre pensée
intuitive, au détriment éventuel de leur exactitude (Kahneman, 2011). Cette
économie cognitive a valu à l’être humain d’être considéré comme un « avare
cognitif » qui choisit la facilité à l’effort et qui recourt à des heuristiques
et des stéréotypes plutôt qu’à des jugements élaborés (Taylor, 1981).
En
résumé, notre système 1 se base sur des heuristiques de jugement qui nous
permettent un traitement de l’information permanent et économe mais qui, en
contrepartie, ignore une partie de l'information (Tversky & Kahneman, 1982 ;
Gigerenzer, 2008 ; Kahneman, 2011). Il se contente donc de généralisations
et privilégie une solution satisfaisante à une solution exacte. Cela implique
de choisir la première option qui nous vient à l’esprit lorsque nous faisons
face à un problème, donc, d’opter pour des réponses intuitives. La prédominance
de l’utilisation du système 1 pourrait alors être l’une des raisons principales
de la désinformation. En ce sens, un sujet aura plus facilement tendance à
accepter une information comme vraie plutôt que de la remettre en question (Lewandowsky,
Ullrich, Seifert, Schwarz & Cook, 2012). Par contre, si cette information
le surprend ou suscite en lui un certain intérêt, il mobilisera ses ressources
cognitives et motivationnelles. Son système 2 entrera alors en jeu et viendra
pallier les limites du système 1. Il va alors tenir compte plus largement des
informations reçues, de manière à entreprendre une réflexion plus élaborée pour
émettre un jugement (Kahneman, 2011).
Le
système 2 est plus contrôlé que le système 1, certes, mais le problème demeure toujours : nous ne recourons pas au système 2 pour la totalité de nos
décisions et de nos jugements au quotidien. Dans l’hypothèse où le
traitement analytique permanent de toutes les informations serait possible, il
faudrait s’assurer que l’effort cognitif qu'il exige soit
exclusivement exploité par le système 2. Or, nous sommes fréquemment confrontés
à devoir répondre rapidement ou réaliser plusieurs tâches simultanément. Le
traitement rationnel est alors mis à mal et se voit contraint de diviser ses ressources
cognitives, ce qui nous amène, finalement, à répondre de manière intuitive
(Klein, 2018).
Le
recours aux heuristiques et les erreurs de jugement ont donc semé le doute
quant à la fiabilité de la pensée intuitive. Pourtant, la pensée analytique n’apporte
pas exclusivement que des jugements exacts et, à l’inverse, la pensée intuitive
n’implique pas nécessairement des biais et des erreurs. Si les uns suggèrent que
le mode de pensée intuitif présente des capacités cognitives limitées, les autres
s’intéressent davantage à identifier et comprendre les situations où celui-ci
peut être plus adapté que le raisonnement rationnel (Gardair 2007).
"Différentes
explications théoriques mettent l’accent sur ce pragmatisme et reposent sur
l’idée que dans la vie quotidienne, les individus privilégieraient des
raisonnements basés sur la vraisemblance, la cohérence ou la plausibilité d’une
hypothèse sans chercher à la valider au moyen d’une stratégie infirmatoire
comme ils devraient le faire s’ils adoptaient les critères de la démarche
scientifique" (Gardair, 2007, p.38).
Nos
expériences nous permettent de développer des schèmes pragmatiques de
raisonnement, tirés de règles logiques, que nous appliquons à notre quotidien et
qui donnent des jugements corrects sans devoir y accorder une réflexion importante
(Girotto, Light et Colbourn, 1988 ; Cheng et Holyak, 1985, 1989). En outre,
nous disposons d’une série d’outils, dont font partie les heuristiques, qui permettent
de se confronter à des problèmes concrets de la vie quotidienne et qui offrent,
la plupart du temps, des résultats satisfaisants (Gigerenzer, 2008).
Pour
conclure, nous pourrions répondre à la question de départ de manière suffisante
en reconnaissant la prédominance de l’intuition sur la raison de par sa
fréquence d’utilisation. Ou nous pourrions réaliser une analyse plus
approfondie qui tient compte des différentes caractéristiques que nous avons
évoquées à propos des deux systèmes et formuler une réponse plus exacte.
N’est-ce pas là finalement une analogie de la dualité « intuition vs.
raison » ? Contrairement à l’idée que l’on pourrait s’en faire, il ne
s’agit pas de considérer la pensée intuitive comme étant « mauvaise »
ou « incorrecte » et de l’opposer à la pensée rationnelle, qui serait
alors « bonne » ou « exacte ». Pour les appréhender
correctement, il est nécessaire de les envisager dans leur complémentarité et
d’analyser leur dynamique complexe. Enfin, parvenir à émettre des jugements les
plus exacts possibles requiert la capacité à identifier les circonstances qui
nécessitent un mode de pensée plutôt que l’autre ainsi qu’une certaine habileté à
passer de l’un à l’autre.
Thalia
Burzynska, étudiante en Master 1 de Psychologie Sociale et Interculturelle à
l'Université Libre de Bruxelles.
Stage de recherche au CeSCup, sous tutorat d’Olivier Klein et de Régine Kolinsky – 10 mai 2019.
Stage de recherche au CeSCup, sous tutorat d’Olivier Klein et de Régine Kolinsky – 10 mai 2019.
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