Gordon Gekko (Wall Street, O.Stone, 1987)
Le Loup de Wall Street, Martin Scorsese, 2013 |
A la fin du 19ème siècle, les
sciences humaines se sont focalisées sur l’analyse des problèmes sociaux avec
pour finalité de les réduire. Or, les recherches sur la délinquance se sont
majoritairement focalisées sur l’idée que la criminalité était le fait des
classes laborieuses réputées « dangereuses ». La délinquance des
élites ou encore, le « White Collar Crime », sont donc largement
restés en dehors du radar des sciences humaines. Cependant, l’actualité, ponctuée par quelques
« affaires » et « scandales », ou encore le cinéma avec par
exemple, « Le loup de Wall Street » sorti en décembre 2013, semblent
nous prouver le contraire en laissant croire que ces élites ne sont au final
pas à l’abri de la justice.
Déjà en 1896, Gabriel Tarde avait
développé l’idée d’une étude de la criminalité en fonction de l’origine sociale
des auteurs ; il croyait en l’existence d’une délinquance professionnelle.
En 1905, Bonger, quant à lui, considère qu’il existe des relations entre la
délinquance et la structure sociale et économique de la classe dominante. Dans
son étude, « Criminalité et conditions économiques », il établit
trois types de criminalité économique : une délinquance de cupidité visant
l’accroissement des profits, une délinquance situationnelle se caractérisant par des fraudes de la part
d’entrepreneurs en difficulté et une délinquance professionnelle organisée et
durable. Malgré ces diverses interventions dans le domaine de la
« criminalité économique », Sutherland est considéré comme le
pionnier en la matière ; on considère, en effet, qu’il a ouvert un nouveau
champ de recherche. Son ouvrage « White Collar Criminality » de 1940
porte sur le traitement différentiel de la délinquance et fournit une
définition du crime en col blanc : « la criminalité en col blanc désigne les activités illégales déployées
par des personnes respectables et de classe sociale élevée en relation avec
leurs activités professionnelles ». Il avait l’ambition de construire
une théorie applicable à toutes les formes de délinquance. Pour lui, les crimes
en col blanc ont toutes les caractéristiques générales du crime et peuvent être
placés sur le même pied que les autres formes de comportement criminel. En
fait, la criminalité de la haute classe diffère de celle de la classe populaire
par l’implémentation des lois criminelles qui leur sont appliquées ; la
réaction sociale serait donc différente. Contrairement aux affaires de la
classe laborieuse et moyenne, les multiples affaires en matière de crime en col
blanc ne seraient au final pas suivies d’effets réels, en dehors de quelques
cas servant d’exemples. En effet, au moins deux scandales très médiatisés ont
donné lieu à des condamnations plus ou moins sévères. Bernard Madoff, aussi
dénommé «l’escroc de Wall Street » est considéré comme l’auteur de
« la fraude du siècle » ; en utilisant la célèbre Pyramide de
Ponzi, il a détourné près de 65 milliards de dollars. Il a été condamné à 150
ans de prison pour détournement d’argent. Il comptait parmi ses investisseurs
quelques-unes des plus grandes banques du monde et plusieurs célébrités telles
que Steven Spielberg ou John Malkovich… Serait-ce la raison de cette peine exemplaire ? Contrairement aux
autres, il ne s’est pas attaqué à des « anonymes »… Jordan Belfort,
arrêté en 1998 par le FBI pour délit d’initié et blanchiment d’argent, et
« héros » du « Loup de Wall Street », a effectué 22 mois de
prison et a été condamné à restituer 100 des 200 millions de dollars qu’il
aurait fait perdre à ses investisseurs. Or, le succès de son livre et de son
adaptation au cinéma par Martin Scorsese lui aurait rapporté bien plus que ces
100 millions…
Plusieurs
constats peuvent être posés en matière de criminalité en col blanc. Tout
d’abord, fort est de constater que ce champ de recherche n’a engendré que très
peu d’intérêt scientifique ; et ce, surtout dans la communauté
scientifique francophone. Il s’agit d’un champ peu visité car les outils
méthodologiques classiques s’avèrent souvent peu pertinents ; de plus,
l’accès aux données pose problème et il s’agit d’un domaine à haut risque…
Jean-Claude Marin (2004) a tenté d’expliquer pourquoi ce champ de recherche
indiffère la communauté scientifique. Pour lui, il existerait trois raisons à ce
désintérêt : le droit pénal des affaires est considéré comme un droit des
spécialistes, la criminalité économique et financière n’alimente que très peu
les statistiques et finalement, l’administration judiciaire n’est pas motivante
sur cette criminalité.
Ensuite, il y a une référence systématique au travail de Sutherland.
Troisièmement, il y a une distinction permanente entre la criminalité en col blanc et la petite délinquance, la délinquance « de rue ».
Nous pouvons
mentionner un quatrième constat : les recherches s’inspirent des théories
criminologiques et sociologiques telle que la théorie de l’anomie de Merton
(1957). Pour celui-ci, la structure sociale pousse les individus à s’engager
dans la déviance en exerçant une pression sur ceux-ci pour qu’ils atteignent le
but culturel du succès économique.
Il me semble
qu’un dernier constat pourrait être mentionné. En effet, le crime en col blanc
ne semble pas être très fréquent, on n’en trouverait pas beaucoup à part
quelques affaires très médiatisées comme Enron ou l’affaire
« Madoff ». Pour Ruggiero (2007), cela s’explique par le fait que les
crimes en col blanc sont souvent invisibles de par le fait que le moment de
l’acte ne coïncide pas avec le moment où les effets apparaissent. De plus, des
difficultés énormes se manifestent quant à la découverte qu’un crime en col
blanc a été commis… D’ailleurs, selon Le Vif.be (décembre 2008), la SEC qui est
« le gendarme américain des
marchés », aurait mené quatre enquêtes auprès des entreprises Madoff
sans y découvrir quoi que ce soit.
Au niveau théorique, l’étude de la criminalité
en col blanc est rendue difficile par le fait que le monde scientifique
n’arrive pas à trouver un consensus concernant sa définition mais également sur
le fait de savoir si cette dernière est le fait d’individus ou d’organisations,
de structures…
Tout
d’abord, Sutherland ne semble jamais trancher cette question. Quelques auteurs
défendent l’idée que la criminalité en col blanc est le fait d’acteurs, de
personnes physiques. Pour Mueller et Valesquez (cités par Cressey, 2001), les
sociétés seraient incapables de commettre des crimes étant donné qu’elles ne
peuvent pas avoir d’intentions criminelles. Cependant, de nombreux auteurs
défendent, quant à eux, l’idée que les structures sont responsables en matière
de criminalité en col blanc. Depuis quelques années, les personnes morales
peuvent être considérées comme responsables d’infractions. Pour Gross (cité par
Cressey, 2001), les organisations commettent des crimes quand elles n’arrivent
pas à atteindre le profit. L’organisation aurait donc besoin d’individus
qu’elles socialiserait pour qu’ils deviennent disposés à commettre des crimes.
Selon l’holisme méthodologique, les individus sont le produit de la société et
non l’inverse. Pour Vaughan (2001), les entreprises doivent s’assurer que leurs
membres ont des capacités, des motivations et des valeurs qui soient cohérentes
avec elles pour pouvoir atteindre leurs buts. Un programme éducatif et
d’entraînement serait alors mis en place pour que les individus s’ajustent à
l’entreprise. La structure d’une entreprise pourrait créer des opportunités de
passage à l’acte. Selon Coleman (2001), il faut bien comprendre que toute
analyse de la motivation des délinquants en col blanc doit tenir compte du fait
que sans opportunités, il n’y a pas de crimes et ce, peu importe la motivation
de l’individu…
Finalement,
des auteurs comme Biderman et Reiss (1980) estiment que tant les organisations
que les individus peuvent commettre des crimes en col blanc. Je serais plutôt
d’accord avec cette dernière affirmation. En effet, au regard des différentes
théories consultées, il m’apparaît que de nombreux auteurs considèrent que
c’est la structure qui, confrontée à des dilemmes, va « obliger » ses
employés à commettre des crimes pour continuer son fonctionnement. Il nous
semble ici pertinent de penser qu’effectivement la culture de l’entreprise va
influencer fortement le comportement de ses employés. De plus, comme Merton le
prétendait, la société capitaliste actuelle exerce une forte pression sur ses
membres afin qu’ils atteignent la réussite financière. La compétition entre
entreprises pousserait certaines d’entre elles à contourner voire enfreindre
les règles pour faire du profit. Cependant, il nous est difficile de considérer
la structure comme « coupable » dans certains cas de fraudes sociales
ou d’escroqueries… En effet, dans l’affaire Madoff, il s’agit bien d’un
individu rationnel qui a mis en place une stratégie afin de détourner de
l’argent… Mais, comme l’affirme Coleman, sans opportunités, l’individu ne
pourrait pas agir…
Abordons
finalement la question de la réaction sociale face à la criminalité en col
blanc…
Fort est de
constater que la réaction sociale diffère entre la classe dominante et la
classe populaire. Pour Sutherland (2001), les criminels en col blanc sont
isolés administrativement des autres criminels, ils ne sont pas considérés
comme de « vrais » criminels. Les délinquants en col blanc seraient
immunisés contre l’étiquette de criminels grâce aux biais sociaux des tribunaux
et par leur pouvoir d’influencer l’administration et l’implémentation de la
loi. De plus, les criminels en col blanc semblent être plus acceptés par la
population. Ces déviances ne semblent pas perçues comme ayant la même gravité.
Or, certaines fraudes, telles que celles de Madoff, ont fait perdre beaucoup
plus d’argent aux individus qu’un cambriolage ou un vol de portefeuille… Les
cas de crimes en col blanc sont dès lors souvent envoyés devant les cours
civiles… Je me questionne donc sur cette
acceptation plus grande de la criminalité en col blanc. Est-ce que la
population considère ce type de « crime » comme étant moins graves
car ils sont dépourvus de violence ? Serait-ce dû au fait que dans notre
société capitaliste, où la « cupidité est une bonne chose », ce type
de délinquants susciterait de l’admiration, voire de la fascination ? Et
ce, au point d’en faire une adaptation cinématographique ? Cette question
semble pertinente au vu des chiffres d’affaires engendrés par le Loup de Wall
Street…
Malgré
certains gros scandales ayant abouti à des peines de prison, Acosta (1988) en
vient même à parler d’impunité pénale : il rappelle deux grandes thèses à
propos de cette impunité. La première voit l’impunité pénale comme un attribut
de classe, les législateurs et les opérateurs des agences chargées de
l’application de la loi pénale souffriraient de « biais de
classe » ; ceci expliquerait le peu de poursuites pénales dont font
l’objet les membres des classes dominantes. La deuxième thèse, quant à elle,
distribue sur un continuum, les différents modes de règlement des conflits. Un
nombre insignifiant d’hommes d’affaires est impliqué dans des poursuites
pénales étant donné qu’ils possèdent des moyens efficaces afin de neutraliser
les conséquences du système pénal. Acosta considère qu’il y a « impunité pénale même lorsque l’intervention
pénale a lieu ». Pour lui, l’impunité pénale se trouverait tout
d’abord dans la loi pénale elle-même…
Il semble
donc, au regard des différents articles consultés, que la réponse pénale n’est
pas efficace en matière de criminalité en col blanc… Tant la prison que les
amendes ne fonctionnent pas, ni pour les criminels « habituels » ni
pour les criminels en col blanc. De plus, Braithwaite et Fisse (1990),
considèrent que punir des individus seuls au sein d’une entreprise serait non
judicieux en tant que stratégie de contrôle étant donné que l’entreprise
n’aurait qu’à remplacer ces individus par d’autres employés. En effet, pour
eux, si les entreprises recherchent l’obtention de buts, il faudrait de
préférence interférer avec cette obtention. Cette idée est d’autant plus vraie
qu’il est difficile de détecter qui au sein de certaines entreprises a commis
un crime… Des peines comme la dissolution de l’entreprise pourraient dès lors
être un meilleur choix. En effet, celle-ci semble permettre une meilleure dissuasion…Selon
Maurice Punch (1996), le retrait d’une licence et la faillite de l’entreprise
sont des menaces plus effectives que des poursuites criminelles telles que la
prison ou les amendes.
Finalement, il nous semble plus important de permettre une indemnisation des victimes des crimes en col blanc plutôt que de punir à tout prix…
Cependant, dans les cas d’escroqueries et de détournements d’argent comme dans l’affaire Madoff, ne serait-il pas plus efficace de le sanctionner par quelques années de prison tout en l’obligeant à rembourser ses victimes ? Quant est-il des victimes d’Enron et de leurs fonds de pensions disparus ? Je ne suis pas certaine que le fait que les dirigeants soient en prison pour 150 ans offre un sentiment de justice aux victimes alors que celles-ci ne récupèrent rien… Il s’agit tout au plus d’une consolation…
Pour plus d’informations sur le sujet : Lascoumes, P.,
Nagels, C. (2014). Sociologie des élites
délinquantes – De la criminalité en col blanc à la corruption politique.
Paris : Armand Colin.
Bibliographie
Acosta, F. (1988). A propos des illégalismes privilégiés.
Réflexions conceptuelles et mise en contexte. Criminologie, 21(1), 7-34.
Braithwaite, J, Fisse, B. (1990). On the plausibility of
corporate crime theory. In W, Laufer,
F., Adler. (dir.). Advances in criminological
theory, 2, 15-38.
Coleman, J-W. (2001). Competition and Motivation to White
Collar Crime. In N., Shover, J-P., Wright. Crimes
of privilege. Readings in white collar-crime (pp.341-358), New York :
Oxford University Press.
Cressey, D. (2001). The poverty of theory in corporate crime.
In N., Shover, J-P., Wright. Crimes of
privilege. Readings in white collar-crime (pp.175-194), New York :
Oxford University Press.
Ruggiero, V. (2007). It’s the economy, stupid ! Classifying
power crimes. International Journal of
the Sociology of Law, 35, 163-177.
Sutherland, E. (2001). White Collar Crime. In N., Shover,
J-P., Wright. Crimes of privilege.
Readings in white collar-crime (pp.4-11), New York : Oxford University
Press.
Vaughan, D. (2001). Toward understanding unlawful
organisational behavior ». In N., Shover, J-P., Wright. Crimes of privilege. Readings in white
collar-crime (pp.313-329), New York : Oxford University Press.
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