Wednesday, January 14, 2015

"Greed is good" ("La cupidité est une bonne chose")

Gordon Gekko (Wall Street, O.Stone, 1987)

Le Loup de Wall Street, Martin Scorsese, 2013


A la fin du 19ème siècle, les sciences humaines se sont focalisées sur l’analyse des problèmes sociaux avec pour finalité de les réduire. Or, les recherches sur la délinquance se sont majoritairement focalisées sur l’idée que la criminalité était le fait des classes laborieuses réputées « dangereuses ». La délinquance des élites ou encore, le « White Collar Crime », sont donc largement restés en dehors du radar des sciences humaines.  Cependant, l’actualité, ponctuée par quelques « affaires » et « scandales », ou encore le cinéma avec par exemple, « Le loup de Wall Street » sorti en décembre 2013, semblent nous prouver le contraire en laissant croire que ces élites ne sont au final pas à l’abri de la justice.

Déjà en 1896, Gabriel Tarde avait développé l’idée d’une étude de la criminalité en fonction de l’origine sociale des auteurs ; il croyait en l’existence d’une délinquance professionnelle. En 1905, Bonger, quant à lui, considère qu’il existe des relations entre la délinquance et la structure sociale et économique de la classe dominante. Dans son étude, « Criminalité et conditions économiques », il établit trois types de criminalité économique : une délinquance de cupidité visant l’accroissement des profits, une délinquance situationnelle se caractérisant par des fraudes de la part d’entrepreneurs en difficulté et une délinquance professionnelle organisée et durable. Malgré ces diverses interventions dans le domaine de la « criminalité économique », Sutherland est considéré comme le pionnier en la matière ; on considère, en effet, qu’il a ouvert un nouveau champ de recherche. Son ouvrage « White Collar Criminality » de 1940 porte sur le traitement différentiel de la délinquance et fournit une définition du crime en col blanc : « la criminalité en col blanc désigne les activités illégales déployées par des personnes respectables et de classe sociale élevée en relation avec leurs activités professionnelles ». Il avait l’ambition de construire une théorie applicable à toutes les formes de délinquance. Pour lui, les crimes en col blanc ont toutes les caractéristiques générales du crime et peuvent être placés sur le même pied que les autres formes de comportement criminel. En fait, la criminalité de la haute classe diffère de celle de la classe populaire par l’implémentation des lois criminelles qui leur sont appliquées ; la réaction sociale serait donc différente. Contrairement aux affaires de la classe laborieuse et moyenne, les multiples affaires en matière de crime en col blanc ne seraient au final pas suivies d’effets réels, en dehors de quelques cas servant d’exemples. En effet, au moins deux scandales très médiatisés ont donné lieu à des condamnations plus ou moins sévères. Bernard Madoff, aussi dénommé «l’escroc de Wall Street » est considéré comme l’auteur de « la fraude du siècle » ; en utilisant la célèbre Pyramide de Ponzi, il a détourné près de 65 milliards de dollars. Il a été condamné à 150 ans de prison pour détournement d’argent. Il comptait parmi ses investisseurs quelques-unes des plus grandes banques du monde et plusieurs célébrités telles que Steven Spielberg ou John Malkovich… Serait-ce la raison de cette peine exemplaire ? Contrairement aux autres, il ne s’est pas attaqué à des « anonymes »… Jordan Belfort, arrêté en 1998 par le FBI pour délit d’initié et blanchiment d’argent, et « héros » du « Loup de Wall Street », a effectué 22 mois de prison et a été condamné à restituer 100 des 200 millions de dollars qu’il aurait fait perdre à ses investisseurs. Or, le succès de son livre et de son adaptation au cinéma par Martin Scorsese lui aurait rapporté bien plus que ces 100 millions…

          Plusieurs constats peuvent être posés en matière de criminalité en col blanc. Tout d’abord, fort est de constater que ce champ de recherche n’a engendré que très peu d’intérêt scientifique ; et ce, surtout dans la communauté scientifique francophone. Il s’agit d’un champ peu visité car les outils méthodologiques classiques s’avèrent souvent peu pertinents ; de plus, l’accès aux données pose problème et il s’agit d’un domaine à haut risque… Jean-Claude Marin (2004) a tenté d’expliquer pourquoi ce champ de recherche indiffère la communauté scientifique. Pour lui, il existerait trois raisons à ce désintérêt : le droit pénal des affaires est considéré comme un droit des spécialistes, la criminalité économique et financière n’alimente que très peu les statistiques et finalement, l’administration judiciaire n’est pas motivante sur cette criminalité.

       Ensuite, il y a une référence systématique au travail de  Sutherland.

      Troisièmement, il y a une distinction permanente entre la criminalité en col blanc et la petite délinquance, la délinquance « de rue ».

       Nous pouvons mentionner un quatrième constat : les recherches s’inspirent des théories criminologiques et sociologiques telle que la théorie de l’anomie de Merton (1957). Pour celui-ci, la structure sociale pousse les individus à s’engager dans la déviance en exerçant une pression sur ceux-ci pour qu’ils atteignent le but culturel du succès économique.

      Il me semble qu’un dernier constat pourrait être mentionné. En effet, le crime en col blanc ne semble pas être très fréquent, on n’en trouverait pas beaucoup à part quelques affaires très médiatisées comme Enron ou l’affaire « Madoff ». Pour Ruggiero (2007), cela s’explique par le fait que les crimes en col blanc sont souvent invisibles de par le fait que le moment de l’acte ne coïncide pas avec le moment où les effets apparaissent. De plus, des difficultés énormes se manifestent quant à la découverte qu’un crime en col blanc a été commis… D’ailleurs, selon Le Vif.be (décembre 2008), la SEC qui est « le gendarme américain des marchés », aurait mené quatre enquêtes auprès des entreprises Madoff sans y découvrir quoi que ce soit.

       Au niveau théorique, l’étude de la criminalité en col blanc est rendue difficile par le fait que le monde scientifique n’arrive pas à trouver un consensus concernant sa définition mais également sur le fait de savoir si cette dernière est le fait d’individus ou d’organisations, de structures…
Tout d’abord, Sutherland ne semble jamais trancher cette question. Quelques auteurs défendent l’idée que la criminalité en col blanc est le fait d’acteurs, de personnes physiques. Pour Mueller et Valesquez (cités par Cressey, 2001), les sociétés seraient incapables de commettre des crimes étant donné qu’elles ne peuvent pas avoir d’intentions criminelles. Cependant, de nombreux auteurs défendent, quant à eux, l’idée que les structures sont responsables en matière de criminalité en col blanc. Depuis quelques années, les personnes morales peuvent être considérées comme responsables d’infractions. Pour Gross (cité par Cressey, 2001), les organisations commettent des crimes quand elles n’arrivent pas à atteindre le profit. L’organisation aurait donc besoin d’individus qu’elles socialiserait pour qu’ils deviennent disposés à commettre des crimes. Selon l’holisme méthodologique, les individus sont le produit de la société et non l’inverse. Pour Vaughan (2001), les entreprises doivent s’assurer que leurs membres ont des capacités, des motivations et des valeurs qui soient cohérentes avec elles pour pouvoir atteindre leurs buts. Un programme éducatif et d’entraînement serait alors mis en place pour que les individus s’ajustent à l’entreprise. La structure d’une entreprise pourrait créer des opportunités de passage à l’acte. Selon Coleman (2001), il faut bien comprendre que toute analyse de la motivation des délinquants en col blanc doit tenir compte du fait que sans opportunités, il n’y a pas de crimes et ce, peu importe la motivation de l’individu…
Finalement, des auteurs comme Biderman et Reiss (1980) estiment que tant les organisations que les individus peuvent commettre des crimes en col blanc. Je serais plutôt d’accord avec cette dernière affirmation. En effet, au regard des différentes théories consultées, il m’apparaît que de nombreux auteurs considèrent que c’est la structure qui, confrontée à des dilemmes, va « obliger » ses employés à commettre des crimes pour continuer son fonctionnement. Il nous semble ici pertinent de penser qu’effectivement la culture de l’entreprise va influencer fortement le comportement de ses employés. De plus, comme Merton le prétendait, la société capitaliste actuelle exerce une forte pression sur ses membres afin qu’ils atteignent la réussite financière. La compétition entre entreprises pousserait certaines d’entre elles à contourner voire enfreindre les règles pour faire du profit. Cependant, il nous est difficile de considérer la structure comme « coupable » dans certains cas de fraudes sociales ou d’escroqueries… En effet, dans l’affaire Madoff, il s’agit bien d’un individu rationnel qui a mis en place une stratégie afin de détourner de l’argent… Mais, comme l’affirme Coleman, sans opportunités, l’individu ne pourrait pas agir…

         Abordons finalement la question de la réaction sociale face à la criminalité en col blanc…
Fort est de constater que la réaction sociale diffère entre la classe dominante et la classe populaire. Pour Sutherland (2001), les criminels en col blanc sont isolés administrativement des autres criminels, ils ne sont pas considérés comme de « vrais » criminels. Les délinquants en col blanc seraient immunisés contre l’étiquette de criminels grâce aux biais sociaux des tribunaux et par leur pouvoir d’influencer l’administration et l’implémentation de la loi. De plus, les criminels en col blanc semblent être plus acceptés par la population. Ces déviances ne semblent pas perçues comme ayant la même gravité. Or, certaines fraudes, telles que celles de Madoff, ont fait perdre beaucoup plus d’argent aux individus qu’un cambriolage ou un vol de portefeuille… Les cas de crimes en col blanc sont dès lors souvent envoyés devant les cours civiles…  Je me questionne donc sur cette acceptation plus grande de la criminalité en col blanc. Est-ce que la population considère ce type de « crime » comme étant moins graves car ils sont dépourvus de violence ? Serait-ce dû au fait que dans notre société capitaliste, où la « cupidité est une bonne chose », ce type de délinquants susciterait de l’admiration, voire de la fascination ? Et ce, au point d’en faire une adaptation cinématographique ? Cette question semble pertinente au vu des chiffres d’affaires engendrés par le Loup de Wall Street…

         Malgré certains gros scandales ayant abouti à des peines de prison, Acosta (1988) en vient même à parler d’impunité pénale : il rappelle deux grandes thèses à propos de cette impunité. La première voit l’impunité pénale comme un attribut de classe, les législateurs et les opérateurs des agences chargées de l’application de la loi pénale souffriraient de « biais de classe » ; ceci expliquerait le peu de poursuites pénales dont font l’objet les membres des classes dominantes. La deuxième thèse, quant à elle, distribue sur un continuum, les différents modes de règlement des conflits. Un nombre insignifiant d’hommes d’affaires est impliqué dans des poursuites pénales étant donné qu’ils possèdent des moyens efficaces afin de neutraliser les conséquences du système pénal. Acosta considère qu’il y a « impunité pénale même lorsque l’intervention pénale a lieu ». Pour lui, l’impunité pénale se trouverait tout d’abord dans la loi pénale elle-même…

          Il semble donc, au regard des différents articles consultés, que la réponse pénale n’est pas efficace en matière de criminalité en col blanc… Tant la prison que les amendes ne fonctionnent pas, ni pour les criminels « habituels » ni pour les criminels en col blanc. De plus, Braithwaite et Fisse (1990), considèrent que punir des individus seuls au sein d’une entreprise serait non judicieux en tant que stratégie de contrôle étant donné que l’entreprise n’aurait qu’à remplacer ces individus par d’autres employés. En effet, pour eux, si les entreprises recherchent l’obtention de buts, il faudrait de préférence interférer avec cette obtention. Cette idée est d’autant plus vraie qu’il est difficile de détecter qui au sein de certaines entreprises a commis un crime… Des peines comme la dissolution de l’entreprise pourraient dès lors être un meilleur choix. En effet, celle-ci semble permettre une meilleure dissuasion…Selon Maurice Punch (1996), le retrait d’une licence et la faillite de l’entreprise sont des menaces plus effectives que des poursuites criminelles telles que la prison ou les amendes.

       Finalement, il nous semble plus important de permettre une indemnisation des victimes des crimes en col blanc plutôt que de punir à tout prix…

       Cependant, dans les cas d’escroqueries et de détournements d’argent comme dans l’affaire Madoff, ne serait-il pas plus efficace de le sanctionner par quelques années de prison tout en l’obligeant à rembourser ses victimes ? Quant est-il des victimes d’Enron et de leurs fonds de pensions disparus ? Je ne suis pas certaine que le fait que les dirigeants soient en prison pour 150 ans offre un sentiment de justice aux victimes alors que celles-ci ne récupèrent rien… Il s’agit tout au plus d’une consolation…


Pour plus d’informations sur le sujet : Lascoumes, P., Nagels, C. (2014). Sociologie des élites délinquantes – De la criminalité en col blanc à la corruption politique. Paris : Armand Colin.

Bibliographie

Acosta, F. (1988). A propos des illégalismes privilégiés. Réflexions conceptuelles et mise en contexte. Criminologie, 21(1), 7-34.

Braithwaite, J, Fisse, B. (1990). On the plausibility of corporate crime theory. In W, Laufer, F., Adler. (dir.). Advances in criminological theory, 2, 15-38.

Coleman, J-W. (2001). Competition and Motivation to White Collar Crime. In N., Shover, J-P., Wright. Crimes of privilege. Readings in white collar-crime (pp.341-358), New York : Oxford University Press.

Cressey, D. (2001). The poverty of theory in corporate crime. In N., Shover, J-P., Wright. Crimes of privilege. Readings in white collar-crime (pp.175-194), New York : Oxford University Press.

Ruggiero, V. (2007). It’s the economy, stupid ! Classifying power crimes. International Journal of the Sociology of Law, 35, 163-177.

Sutherland, E. (2001). White Collar Crime. In N., Shover, J-P., Wright. Crimes of privilege. Readings in white collar-crime (pp.4-11), New York : Oxford University Press.

Vaughan, D. (2001). Toward understanding unlawful organisational behavior ». In N., Shover, J-P., Wright. Crimes of privilege. Readings in white collar-crime (pp.313-329), New York : Oxford University Press.

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