« Mon Dieu ! Le plus souvent l’apparence déçoit. Il ne faut
pas toujours juger sur ce que l’on voit. »
(Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière, 1664. Tartuffe ou l’Imposteur).
L’apparence physique est le premier élément que l’on remarque chez une personne. Elle permet de se forger rapidement une opinion, un jugement ou une impression à partir du style vestimentaire, de la mine, de la posture générale, de la couleur de peau ou encore de la manière de se tenir d’un individu. Il est dès lors possible d’attribuer à cette personne une appartenance sociale ou un environnement familial sur base des informations observées.
Bien que les apparences puissent être trompeuses, la société occidentale actuelle, consciente de l’importance du paraître dans les interactions, use et abuse de l’image du corps au quotidien. En effet, cette dernière impose la norme en véhiculant des images sexualisées, idéalisées et stéréotypées de femmes et d’hommes qui ne sont pas sans conséquence pour le grand public. L’impossibilité pour une personne de ressembler ou de s’identifier à une construction inatteignable ou à un modèle parfait peut avoir pour elle des conséquences négatives.
La théorie de l’objectivation (TO) développée par Frederickson et Roberts (1997) postule que la société occidentale actuelle objective sexuellement le corps de la femme, c’est-à-dire que celui-ci est perçu comme un objet qui peut être regardé et évalué par autrui. De manière plus précise, la TO s’intéresse à l’impact de l’objectivation sexuelle (tendance à considérer ou à traiter une personne comme un objet sexuel, comme un corps à consommer (Bartky, 1990)) sur la santé mentale des femmes.
Ce phénomène d’objectivation sexuelle ou de sexualisation que l’on constate au quotidien dans les médias et dans les relations interpersonnelles touche principalement les femmes et peut amener ces dernières à intérioriser le regard d’autrui sur elles-mêmes : il s’agit du phénomène d’auto-objectivation, concept phare de la TO.
Frederickson et Roberts (1997) mettent en évidence plusieurs conséquences de cette auto-objectivation dont, notamment, la honte ressentie par rapport à son propre corps ou une augmentation de l’angoisse liée à l’apparence physique, l'oppression qui nous étreints quand notre corps peut être regardé et évalué. Sous le poids de cette auto-objectivation, la réaction des femmes consiste souvent à se contrôler davantage en portant une extrême attention à leur apparence, à leurs vêtements, leur coiffure ou leur maquillage. Mais aussi, en s'imposant un contrôle alimentaire strict ou de l’exercice physique pratiqué de manière intense pour être satisfaites de leur image et orienter la perception du regard des autres sur elles-mêmes. Elles espèrent ainsi améliorer leur qualité de vie.
La TO propose deux types d’auto-objectivation. La première est l’auto-objectivation « trait » qui témoigne de différences individuelles dans la manière de percevoir son apparence. Elle postule que certains individus accordent plus d’importance à leur image que d’autres. La seconde est l’auto-objectivation « état » qui s’explique par le fait que l’auto-objectivation peut être amorcée ou amplifiée dans certains contextes. Par exemple, une étude de Gardner (1980) a montré que les femmes recevaient davantage de remarques évaluatives dans les lieux publiques et mixtes. Dès lors, l’auto-objectivation serait plus forte dans les situations où les individus auraient conscience du regard des autres sur leur corps.
Théorie de l’objectivation de Frederickson et Roberts (1997).
Un an après le développement de la TO, Frederickson et ses collègues (1998) ont eu l’idée d’analyser ce concept d’auto-objectivation (« état » et « trait ») d’une manière surprenante. Pour ce faire, elles ont demandé à leurs participants, hommes et femmes, d’enfiler soit un maillot de bain une pièce (condition d’objectivation) soit un pull à col en V (condition contrôle) dans une cabine d’essayage individuelle où se trouvait un miroir. Une fois les participants habillés, ils étaient chargés de répondre à un questionnaire mesurant la honte par rapport aux corps et de résoudre des tests de mathématiques. Les résultats de l’étude ont démontré que les individus qui portaient un maillot ressentaient une honte plus importante par rapport à leur corps que ceux qui portaient un pull à col en V. De plus, les femmes obtenaient des résultats aux tests mathématiques plus faibles lorsqu’elles étaient dans la condition d’induction d’un état d’auto-objectivation (maillot) que dans la condition contrôle (pull). Chez les hommes, l’essai du maillot engendrait également une prise de conscience, de la timidité ainsi qu’une diminution de la confiance en soi. En résumé, cette étude démontre que les individus portant un maillot de bain une pièce se définissent eux-mêmes à travers leur corps. Ce phénomène constitue ce que les chercheurs qualifient d’auto-objectivation. En effet, les individus qui se retrouvent dans une position objectivante ont davantage tendance à se percevoir selon un point de vue à la troisième personne (« de quoi ai-je l’air ? ») plutôt qu’à la première personne (« de quoi suis-je capable ? », « comment est-ce que je me sens ? »). Cette étude renforce les hypothèses de la TO selon lesquelles l’auto-objectivation est liée au sentiment de honte corporelle et est consommatrice de ressources attentionnelles.
Pour rappel, la TO postule que la société occidentale actuelle objective sexuellement le corps de la femme. Plus tard, d’autres équipes de chercheurs ont reproduit cette expérience dans des contextes différents et ont mis en évidence que l’induction d’un état d’auto-objectivation engendrait également des conséquences chez des Afro-Américains, des Hispaniques et des Américains d’origine asiatique (Hebl et al., 2004) et chez des personnes homosexuelles (Martins et al. (2007)).
Enfin, les recherches actuelles sur l’objectivation sont principalement focalisées sur des populations occidentales. Dès lors, il est intéressant de se demander si on pouvait répliquer ces résultats dans des cultures non occidentales, collectivistes, en voie de développement ou non-démocratiques afin de comprendre si ce phénomène d’objectivation est un processus universel ou spécifique à la culture.
Références
- Bartky, S. L. (1990). Femininity and domination: Studies in the phenomenology of oppression. New York: Routledge.
- Fredrickson, B. L., & Roberts, T. A. (1997). Objectification theory: Toward understanding women’s lived experiences and mental health risks. Psychology of Women Quarterly, 21, 173–206.
- Fredrickson, B. L., Roberts, T., Noll, S. M., Quinn, D. M., & Twenge, J. M. (1998). That swimsuit becomes you: Sex differences in self-objectification, restrained eating, and math performance. Journal of Personality and Social Psychology, 75, 269-284.
- Gardner, C. B. (1980). Passing by: Street remarks, address rights, and the urban female. Sociological Inquiry, 50, 328-356.
- Hebl, M. R., King, E. B., & Lin, J. (2004). The swimsuit becomes us all: Ethnicity, gender, and vulnerability to self-objectification. Personality and Social Psychology Bulletin, 30, 1322-1331.
- Martins, Y., Tiggemann, M., & Kirkbride, A. (2007). Those speedos become them: The role of self-objectification in gay and heterosexual men’s body image. Personality and Social Psychology Bulletin, 33, 634 – 647.
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