Ci-dessous, le texte que j'ai prononcé à l'intention des diplômés de la faculté des sciences psychologiques et de l'éducation de l'ULB 2015-2016. Leur promotion porte le nom du grand psychologue social Henri Tajfel, ancien de notre faculté.
Olivier Klein
Les promotions précédentes ont pour nom d'anciens professeurs de la faculté. Cette année, vous avez été baptisés, si j'ose dire, du nom d'un scientifique de premier plan, Henri Tajfel, qui n'a jamais enseigné chez nous. A l'issue de ces quelques minutes d'intervention, j'espère que vous serez fier de porter ce nouveau patronyme.
Peut-être parce qu'il est le psychologue social européen le plus connu internationalement? C'est l'auteur de la théorie de l'identité de sociale, théorie qui, aujourd'hui encore, est le principal fondement de l'étude des conflits intergroupes. Son impact sur la littérature scientifique est impressionnant. Comme nous vivons à l'ère de la bibliométrie, je pourrais vous en convaincre en reprenant le nombre de citations à des grands oeuvres de psychologie et de sciences de l'éducation: vous voyez par exemple que le nombre de citations de son oeuvre principale est équivalent aux citations de l'Interprétation des rêves de Freud, à la description du test de Stroop ou à La Reproduction de Bourdieu et Passeron.
Mais au-delà des chiffres, c'est un remarquable outil de compréhension et d'interprétation du monde dans lequel nous vivons aujourd'hui. Si l'on veut comprendre comment et pourquoi les femmes polonaises se sont mobilisées la semaine dernière contre une loi qui pénalisait totalement l'avortement, c'est sans doute dans la théorie de l'identité sociale qu'on trouvera une première source d'inspiration.
Derrière cette contribution à la littérature scientifique, se cache un esprit, qui suscite également l'admiration. Dans ses premiers travaux menés en Angleterre au tournant des années 60, Tajfel s'intéressait au jugement perceptif. Dans une de ses premières recherches, il présente des lignes de longueur croissante comme celles-ci. Dans une condition, expérimentale, il ajoute la lettre A sous les 4 plus petites lignes et B sous les 4 plus grandes. Le simple fait de catégoriser les lignes comme cela mène les observateurs à exagérer les différences de longueur entre les lignes qui appartiennent à différentes catégories.
Tajfel pense que ce phénomène explique également les préjugés raciaux. Catégoriser les individus en groupes nous mène à les percevoir comme plus différents qu'ils ne le sont. En 1969, il écrira le premier article majeur sur les fondements cognitifs du préjugé. Mais ça ne suffit pas, le préjugé, le racisme sont des phénomènes sociaux et Tajfel rejette les perspectives de son époque qui envisagent ceux-ci avant tout comme des mécanismes psychologiques individuels. Il va alors chercher à étudier expérimentalement la discrimination en essayant de mettre en place une situation dans laquelle elle n'apparaîtrait pas, où seule serait présente la catégorisation sociale en deux groupes distincts. C'est le "paradigme des groupes minimaux". Il espérait enrichir cette situation minimale petit à petit pour découvrir les éléments qui produisent la discrimination. Mais à sa grande surprise, il observe de la discrimination intergroupe même dans cette situation minimale.
Ceci m'amène à formuler une troisième raison qui pourrait nourrir votre fierté. Tajfel est un libre -exaministe au sens où l'entend notre institution. Sa trajectoire intellectuelle par rapport aux résultats de cette expérience est à cet égard remarquable. Il ne savait pas comment interpréter ses résultats. Si vous examinez les interprétations qu'il donne dans son premier article, en termes de normes sociales, elles diffèrent radicalement de celles qu'il proposera ultérieurement, après avoir mené de nouvelles études. C'est sur cette base notamment qu'il élaborera cette fameuse théorie de l'identité sociale qui s'est donc d'abord nourrie du doute et de l'incertitude, comme toute bonne théorie scientifique.
A travers cette théorie, il cherche à expliquer un phénomène fondamental: quand les membres d'un groupe social stigmatisé, discriminé, en viennent-ils à remettre en cause l'ordre social? C'est donc une théorie de l'action collective et du changement social. La théorie est radicalement "sociale" car elle considère que le soi individuel n'existe que dans certains contextes. Dans d'autres, les contextes qu'ils appelle "intergroupes", ce que nous sommes est complètement façonné par notre appartenance collective.
Je viens d'esquisser l'aboutissement du parcours intellectuel de Tajfel. Ce parcours intellectuel est celui d'un homme, qui était bien plus qu'un scientifique. Et je pense que la trajectoire de cet homme est un des autres motifs qui pourra nourrir votre fierté, ou devrais-je dire votre "identité sociale". Henri Tajfel est né en Pologne en 1919. L'enseignement supérieur n'étant pas accessible aux Juifs, il émigre en France en 1937 et étudie la chimie. Naturalisé français, il est mobilisé en 1940. Il passera la guerre prisonnier. Il échappera à la mort en se dissimulant sous une fausse identité: en tant que juif polonais, il aurait été exécuté. A ce titre, il était le premier à savoir que l'identité individuelle et l'identité collective étaient bien différentes. Il donnera longtemps l'exemple de ses geôliers allemands qui, pour sympathiques qu'ils aient pu être, n'auraient pas hésité à le déporter s'ils avaient eu vent de sa véritable identité.
S'il survit à la guerre, il y perdra quasiment toute sa famille et ses amis. Après la guerre, il va travailler pendant plusieurs années dans des centres de réhabilitation pour les enfants victimes de la guerre (des orphelins, des rescapés des camps). Il exercera cette activité à Paris et à Bruxelles. Et c'est là que vous trouverez une autre raison de lui donner son nom aujourd'hui. Car, en parallèle, il suivra des études de Sciences de l'Education à la Sorbonne puis à l'ULB, dont il sera diplômé en 1949. Il a donc fréquenté l'ancêtre de notre faculté, l'école de pédagogie. Grâce aux services des archives de l'ULB et à son biographe Rupert Brown, j'ai pu retrouver des traces de son passage, comme cette carte d'identité belge, son certificat d'inscription ou son diplôme.
Tajfel n'est donc pas un ancien professeur mais c'est un de vos prédécesseurs sur les bancs de ce qui n'était pas encore la faculté. Mais j'imagine qu'il "brossait" pas mal. Car poursuivre des études en parallèle avec son travail d'aide aux victimes de la guerre n'était guère aisé. Et il y a de bonnes raisons de croire que c'est à l'ULB qu'il suivra son premier cours de psychologie donné par le mystérieux N, sans doute André Ombredane.
Ensuite, il partira en Angleterre dans les années 50 pour étudier véritablement la psychologie en cours du soir tout en travaillant comme commis d'expédition pendant la journée. Un opiniâtreté à poursuivre des études qui me semble particulièrement admirable également et qui, j'en suis sûr, caractérise nombre d'entre vous! Le reste est bien connu. Il obtiendra son doctorat à Oxford et puis deviendra professeur de psychologie sociale à l'université de Bristol.
A la lumière de ce parcours, il ne vous étonnera pas que son expérience en Pologne, puis pendant la guerre et après ait profondément nourri son itinéraire intellectuel et sa volonté de formuler une réponse scientifique à cette expérience, de l'expliquer en quelque sorte.
Au terme de cette intervention, j'espère vous avoir convaincu qu'il y a des raisons d'être fier de porter son nom. Et surtout, je souhaite que le parcours de Tajfel soit autant une source d'inspiration pour vous qu'il l'a été pour moi.
No comments:
Post a Comment