Friday, June 12, 2020

Conspiritualité : voyage entre complotisme et ésotérisme


Spiritualités et théories du complot (TC) remplissent toutes deux une fonction d’explication d’évènements intrigants, effrayants, sources d’incertitude et d’anxiété. Ces courants de pensée permettent de remettre de l’ordre dans des évènements qui peuvent sembler chaotiques et dont on veut connaître les causes. Nous en avons peut-être encore plus besoin aujourd’hui dans le climat de pandémie, crises économiques, climatiques et sociales, la société de la surveillance, ... Et internet permettant un partage massif d’informations anxiogènes. 

Les théories du complot bénéficient également d’une symbolique et d’une esthétique intrigante


« Conspiritualité » quésaco ? 
Conspiritualité n’est pas un nouveau mot pour insulter les personnes aux croyances ésotériques mais un terme créé par Ward et Voas (2011) pour désigner le mélange, d’après elleux surprenant et nouveau, entre les théories du complot et les croyances ésotériques – « New Age ». D’après ces auteurs-rices, les TCs sont davantage connotées masculines tandis que les croyances New Age seraient davantage féminines ; les premières seraient associées à une perspective plutôt pessimiste sur le monde et une orientation politique conservatrice tandis que les secondes seraient associées à une vision plus optimiste et une orientation politique libérale. Les TCs sont tournées davantage vers les évènements et la politique alors que les croyances New Age sont davantage introspectives, tournées vers le soi et les relations personnelles. Cependant, il est important de noter que d'autres auteurs ont mis en évidence un effet de l'extrémisme politique plutôt que de l'orientation politique sur les croyances complotistes : le fait d'être d'extrême gauche ou d'extrême droite influerait davantage sur les croyances complotistes que le fait d'être simplement de gauche ou de droite (van Prooijen, Krouwel, Pollet, 2015). 

Causes et implications des croyances conspirituelles
Ce rapprochement entre TCs et théories religieuses/spirituelles a également été fait par Franks, Bangerter et Baurer (2003) qui structurent leur analyse en trois étapes : 
  • Stick (coller en anglais): amène un ensemble de croyances à être attrayant et résistant à la contradiction ; 
  • Spread (se répandre en anglais): amène les croyances à se répandre ; 
  • Mobilize (mobiliser en anglais): favorise le passage à des actions politiques concrètes. 
Dans leur article, Franks et al. (2003) produisent des hypothèses en lien avec chacune de ces étapes que je résume dans les paragraphes qui suivent. 

Stick
La contre-intuitivité des agent.e.s conspirateurs-rices (i.e. le groupe accusé de conspirer) et du narratif du complot doit être minimale : afin de pouvoir être « sticky », les théories doivent se baser sur la réalité et ne pas sembler exagérément irréalistes. Elles peuvent également se baser sur des représentations culturelles déjà disponibles telles que des stéréotypes (e.g. : les TCs antisémites considérant que les juifs-ves dominent le monde). La présence de rituels peut également contribuer à la « stickiness » des croyances. En effet, le partage d'informations complotistes avec d’autres croyant.e.s sur des forums créés à ces fins peut être considéré comme une forme de rituel permettant la validation émotionnelle des croyances, celle-ci n’étant pas possible par la vérification empirique. Il en découle également des normes de groupe, un sentiment d’appartenance et une idée de continuité historique du groupe : læ croyant.e n’est pas seul.e, iel fait partie d’un groupe qui a existé depuis longtemps et continuera à exister afin de révéler la vérité. Le partage de TCs permettrait également de convertir des anxiétés abstraites en peurs concrètes en antagonisant le groupe supposément conspirateur, ce qui peut aggraver la polarisation dans des conflits déjà présents entre le groupe croyant et le groupe supposément conspirateur. Les TCs dont le discours tourne autour de valeurs considérées comme sacrées ont également davantage de succès. 
Spread 
La propagation d’une TC est liée au fait que le discours des expert.e.s se heurte à celui de la tradition. Les cadres naturels dans lesquels les évènements sont le fruit du hasard s’opposent aux cadres sociaux pour lesquels les évènements sont associés à une certaine agentivité. L’ancrage (le fait de nommer un phénomène) et l’objectification (le fait d’y associer des métaphores, voire une image visuelle concrète) apportées par les TCs permettent de transcrire des discours d’expert.e.s en sens commun, de minimiser la contre-intuitivité d’un phénomène et de personnifier sa cause. 
Le coping symbolique collectif peut également expliquer la propagation de TCs. D’après Wagner, Kronberger et Seifert (2002, cité.e.s par Franks et al., 2003), le coping symbolique collectif a lieu suite à l’exposition d’un groupe à un évènement traumatique et est composé de quatre étapes : 
  1. Entrée dans la conscience ; 
  2. Divergence : plusieurs cadres d’interprétation sont produits afin d’expliquer l’évènement ; 
  3. Convergence : les cadres d’interprétation convergent vers un consensus ; 
  4. Normalisation : un cadre d’interprétation est adopté par la majorité de la société. 
Les TCs pourraient donc intervenir à l’étape de la divergence et chercheraient ensuite à dénormaliser le cadre dominant. 
Mobilize
La capacité des TCs à mobiliser peut être expliquée par la théorie des cadres. Les cadres sont des mécanismes de sélection qui nous permettent de faire sens du monde qui nous entoure en rendant certains aspects de la réalité plus saillants que d’autres. Ils nous permettent d’identifier, définir, faire des attributions causales, des jugements moraux, … Dans le cadre (sans mauvais jeu de mots…) de l’action collective, trois étapes ont été mises en évidence par Benford et Snow (2000, cités par Franks et al., 2003) : le diagnostic (identification du problème), le pronostic (recherche de solutions) et la motivation (mobilisation afin de mettre en œuvre les solutions élaborées). 
La mobilisation sera aussi impactée par les cycles d’attention aux problématiques. En effet, d’après Downs (1972, cité par Franks et al., 2003), à la suite de griefs (tout évènement pouvant faire l'objet de plaintes), le public va passer par cinq phases. (1) Il accordera d’abord peu d’attention aux griefs. Après en avoir pris conscience, (2) il considérera qu’il faut agir vis-à-vis des griefs. (3) Il se rendra alors compte des coûts que cela nécessiterait. Après qu’une action ait été réalisée, (4) l’attention du public déclinera progressivement puis, finalement, (5) oscillera de manière instable. 
Une TC aura un grand potentiel de mobilisation si elle permet de convertir une anxiété existentielle vague en menace symbolique intergroupe puis en conflit réaliste de ressources spécifiques. En effet, face à une menace tangible il est plus facile d’envisager des actions concrètes que face à un sentiment vague et abstrait dont on peut difficilement identifier la source. 

La conspiritualité, est-ce si nouveau ?
Des connaissances rejetées et stigmatisées
Dans un autre article, Asprem et Dyrendal (2015) critiquent Ward et Voas (2011). D’après Asprem et Dyrendal (2015), le mélange entre TCs et croyances ésotériques n’a rien de nouveau. Dans leur analyse des milieux cultiques, ils montrent que ces derniers se caractérisent notamment par un mysticisme et par une « connaissance rejetée » ce qui se rapproche fortement de la position « anti-establishment » des TCs. Les milieux cultiques revendiquent également souvent le fait que leurs connaissances sont stigmatisées. Il s’agit de milieux unis par une suspicion de l’orthodoxie plutôt que par une doctrine commune. Un narratif assez répandu dans les milieux cultiques est le narratif de la sagesse des anciens. Ce narratif a été nourri notamment par les circonstances historiques. Par exemple, la Renaissance avec ses avancées philosophiques et scientifiques a vu un certain nombre de connaissances rendues obsolètes. La stigmatisation de ces connaissances aurait alors été un terreau fertile pour créer un espace culturel favorable à l’ésotérisme occidental. En effet, la sagesse des anciens n’est alors plus considérée comme perdue mais plutôt comme rejetée, voire réduite au silence. Ces circonstances pourraient alors conduire à deux formes de complotisme. Le premier consiste à croire que « l’Establishment » travaille activement contre la sagesse des anciens. La seconde considère les occultistes comme des ennemis de la société, travaillant à corrompre la vérité dans des réseaux de sociétés secrètes et clandestines. 
Des maîtres cachés
Un autre thème récurrent des milieux occultes et complotistes est celui des « maîtres cachés ». Dans la TC bienveillante, ces derniers seraient cachés afin de pouvoir agir pour le bien-être des tenant.e.s. Il y a alors une forme de prestige à prétendre pouvoir accéder à ces maîtres. Tandis que dans la TC sinistre l’action en secret et la tromperie sont utilisées à notre encontre, les maîtres sont alors craints. 
Au vu de ces éléments, il est fortement plausible que la conspiritualité n’est pas le fruit d’un mélange entre théories du complot et ésotérisme qui étaient avant indépendant.e.s l’un.e de l’autre mais plutôt que ces deux courants d’idées partagent des origines communes. 

L’Apocalypse, maintenant – Des croyances douteuses au service de la discrimination
            On peut a priori penser naïvement à la conspiritualité comme un ensemble de croyances saugrenues mais inoffensives. Cependant, à l'instar des religions, ces ensembles de croyances peuvent avoir des conséquences désastreuses. Afin d’illustrer mon propos, je ne citerai que les théories les plus influentes en Occident : 
  • Les théories antivax remettant en cause l’efficacité des vaccins, voire affirmant leur dangerosité. 
  • Les théories climato-“sceptiques” remettant en cause l’existence du réchauffement climatique et/ou le rôle de l’activité humaine dans ce dernier. 
  • Les théories du complot antisémites identifiant les juifs-ves comme groupe conspirateur. 
Il est alors évident que tout ensemble de croyances n’est pas inoffensif et sans conséquence. Il convient donc d’en comprendre les tenants et les aboutissants afin de pouvoir les endiguer. 
Wilson (2017) a étudié les réactions de nationalistes blancs suite à des attentats revendiqués par l’État Islamiste. Dans son analyse, Wilson rend compte d’une rhétorique apocalyptique dans ces réactions. Le narratif apocalyptique est caractérisé par
  • Un souci pour la fin de l’humanité (ou d’une partie de celle-ci)
  • La survie d’une petite proportion de l’humanité
  • Une nouvelle chance de rebâtir la société sur base des valeurs des survivant.e.s
Le narratif de l’apocalypse prend ses origines dans le discours religieux. Il fait ses premières apparitions dans son homonyme « L’Apocalypse » dans la Bible. Il consiste en une prophétie immanente et réelle, liée à la persécution. Le narratif de l’apocalypse est constitué de 2 étapes : 
  1. Épreuve de foi par la persécution
  2. Promesse d’un dieu vengeur qui sauvera les élu.e.s et permettra la continuation de leur groupe
L’apocalypse serait donc une réponse aux conditions du monde. 
Les discours nationalistes blancs et chrétiens conservateurs tombent dans un paradigme dispensationaliste (« l’histoire est une série de tests du peuple élu ») et prémillénialiste (« le Christ fera son retour 1000 ans avant le règne des Chrétiens sur Terre »). Cette façon de penser le monde est constamment soumise à un biais de confirmation car les signes de la fin des temps sont régulièrement perçus dans le monde environnant. 
Wilson explique l’attractivité de ces croyances par le fait qu’elles permettent paradoxalement un élan utopiste. En effet, elles pourraient réaffirmer l’agentivité des croyant.e.s en leur fournissant une cause plus tangible de leur persécution perçue : il est plus facile d’attribuer tous les maux du monde à l’Antéchrist plutôt que de réfléchir à la complexité des mouvements du capital global. Les théories du complot jouent le même rôle en prenant pour cible un groupe conspirateur concret. 
La rhétorique d’extrême droite est également teintée d’anti-globalisation et d’une nostalgie des communautés auto-suffisantes. Les marqueurs traditionnels d’identité nationale sont délaissés pour un sens d’appartenance plus large à une « patrie ethno-nationaliste spirituelle » sous-tendue par un séparatisme racial divinement inspiré. 
Les attentats de Paris, par exemple, sont alors vus comme partie intégrante de la prophétie apocalyptique dont les blanc.he.s seraient les victimes et les juifs-ves les perpétrateurs-rices, du « génocide blanc », de la « guerre des races » et finalement, comme le catalyseur du changement et d’un éveil des consciences. 

Conclusion
Le conspiritualité est un terme intéressant afin de désigner un mélange de croyances complotistes et New Age qui, contrairement à l’intuition des concepteurs-rices de ce terme, sont des croyances qui ont coexisté depuis longtemps et partagent de nombreux thèmes. La conspiritualité comme tout système de croyances est un cadre mobilisé afin d’expliquer les évènements du monde, particulièrement quand ils sont source d'anxiété. Il est important de s’y intéresser et de la comprendre car elle peut avoir des effets très néfastes comme l'exacerbation de croyances discriminatoires par exemple. 


Tom Macdonald, étudiant en MA1 Psychologie sociale et interculturelle, 
stagiaire au CeSCuP



Références : 


Asprem, E., & Dyrendal, A. (2015). Conspirituality reconsidered: How surprising and     how new is the confluence of spirituality and conspiracy theory?                            Journal of Contemporary Religion, 30(3), 367. Retrieved from https://search.proquest.com/docview/1771459315
Bilewicz, M., Cichocka, A., & Soral, W. (2015). The psychology of conspiracy. London: Routledge. 
van Prooijen, J., Krouwel, A. P. M., & Pollet, T. V. (2015). Political extremism predicts belief in conspiracy theories. Social Psychological and Personality Science, 6(5), 570-578. doi: http://dx.doi.org.ezproxy.ulb.ac.be/10.1177/1948550614567356
Ward, C., & Voas, D. (2011). The emergence of conspirituality. Journal                              of Contemporary Religion, 26(1), 103-121. doi: http://dx.doi.org/10.1080/13537903.2011.539846
Wilson, A. F. (2017). The bitter end: Apocalypse and conspiracy in white nationalist responses to the Islamic state attacks in Paris. Patterns of Prejudice, 51(5), 412-431. doi: http://dx.doi.org/10.1080/0031322X.2017.1398963

1 comment:

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