Réflexion
sur le statut du savoir et le rôle de ses créateurs privilégiés, sur base d’une
perspective constructiviste sociale et d’un quatrain de Khayyâm
par Pierre Bouchat
par Pierre Bouchat
Avec la sortie
de leur livre phare « La construction sociale de la réalité » en
1966, Peter Berger et Thomas Luckmann réalisent une petite révolution dans le
monde de la pensée. Au delà d’une nouvelle perspective épistémologique offrant
la possibilité de passer outre le classique clivage entre empirisme et rationalisme, c’est une nouvelle
sociologie de la connaissance qui voit le jour, reposant sur ce que l’on
qualifie désormais de constructivisme social.
Selon
Berger et Luckmann, ce que nous considérons comme étant la réalité, consiste en
un compromis constamment remis à jour entre les membres d’une société. Dès lors
par exemple, la perception de la gamme des couleurs qu’un individu perçoit,
dépend en grande partie du groupe social dans lequel il évolue. Il en va ainsi
du cas classique des Inuits qui possèdent une description de la gamme des
« blancs » bien plus étendue que celle des Français alors que
certains peuples décrivent les couleurs par les seuls « clair » et
« foncé ».
Dans une
perspective constructiviste sociale, la réalité n’existant pas fondamentalement
en soi (c’est à dire, comme entité extérieure à l’individu et indépendante de
celui-ci), l’individu et plus globalement la société, sont constamment menacés par
ce que Berger et Luckmann nomment « l’anomie » (Horrel, 1996, p.39).
Ce dernier terme est également étroitement relié aux travaux de l’anthropologue
Ernest Becker qui l’utilise pour décrire « l’insoutenable vérité, le vide
de sens terrifiant et le chaos caractérisant l’existence humaine en ce
monde » (Carveth, 2004). Ainsi, « Toute
réalité sociale est précaire. Toutes
les sociétés sont des constructions en face du chaos » (Berger et
Luckmann, 2012, p.176).
La
construction sociale de la réalité, en tant que processus continu de création
de sens basé sur le compromis, serait dès lors un rempart contre ce chaos en ce
qu’elle représente un nomos, c’est à
dire, un ordre, une structure, une organisation (Berger, 1963, cité par
Carveth, 2004). Cette construction se déroulerait de manière constante à
travers les interactions interindividuelles et principalement via le langage. Des « évidences » les plus basiques comme
celles des couleurs, aux systèmes de sens les plus englobants (par exemple les
droits de l’homme et autres grands idéaux collectifs), tous reposeraient sur le
principe d’une construction sociale entre membres de mêmes groupes sociaux et
auraient pour objectif de réduire la peur du chaos, l’angoisse du vide de sens.
Si (et
c’est une première), dans la sociologie de la connaissance de Berger et
Luckmann, nous sommes tous considérés comme des bâtisseurs de savoirs, des
faiseurs de sens, il est manifeste que certains individus, de par leur fonction
dans la société, sont particulièrement bien placés pour agir sur la
construction de la réalité. Ces « spécialistes » du savoir contribuent
de par leur fonction à deux des grands discours les plus ordonnateurs du
réel : la religion et la science[1].
Ceux-ci possèdent en effet un caractère structurant extraordinaire en ce qu’ils
sont capables d’ordonner les réalités individuelle et sociale, de la naissance
à la mort (et même après cette dernière dans le cas de la religion). Mettant de
côté les prêtres et autres théologiens, nous nous évoquons ici la catégorie des spécialistes de la science.
L’objet principal
de ce billet, loin de constituer une énième tentative de description
scientifique du rôle des chercheurs, de leur impact sur la construction du réel
et des mécanismes sous-jacents à l’organisation de leurs communautés, s’inscrit
quant à lui dans une perspective existentielle et consiste en un dévoilement[2]
de notre activité de scientifiques via les quatrains du poète Omar Khayyâm dont
la traduction en persan figure en tête de texte.
Ceux qui furent puits de science,
profonds esprits sans pareils,
Flambeaux de la connaissance
et de leur temps la merveille,
Ils ont erré comme nous
égarés dans la nuit sombre ;
Ils n’ont que tissé des contes,
avant l’éternel sommeil.
Omar Khayyâm
Outre un vibrant appel à l’humilité via la relativisation de notre apport
en tant que bâtisseurs de réalité, ce quatrain du onzième siècle paraît
illustrer à merveille notre activité de scientifiques comme créateurs de
réalité, et soulève la question de notre « sensibilité au chaos ».
Dans la nuit sombre (le chaos), la seule réalité que l’être humain
peut apercevoir, son seul univers appréhendable, se trouve dans le halo de
lumière que lui et ses semblables s’évertuent à maintenir, consolider et parfois
agrandir. Le savant est l’un de ces humains s’efforçant de tisser des contes (des
discours ordonnateurs du réel) et par là, constitue un flambeau, source de
lumière pour lui et ses prochains.
Outre un
dévoilement de l’activité de savant, le poème de Khayyâm a instillé dans notre
esprit la question du rapport des scientifiques au chaos. Quels pourraient être
les déterminants amenant un humain à endosser le rôle de flambeau, de
spécialiste de la création du réel ? En tant qu’ils constituent une
catégorie privilégiée de constructeurs de réalité, les
« scientifiques » ont été parmi les premiers sujets d’études des
sociologues des sciences et autres anthropologues culturels se revendiquant du
constructivisme social (e.g. Latour & Woolgar, 1988; Mendelsohn, Weingart, & Whitley, 1977). Ces derniers se sont attachés à décrire
les conditions de production du savoir, les rapports de pouvoir au sein des
communautés de chercheurs, les règles informelles utilisées par la communauté
scientifique, etc. (Gergen, 1985). Néanmoins, à notre connaissance (plus que
parcellaire dans ce domaine[3]),
les déterminants existentiels du choix d’une carrière scientifique restent
obscurs et amènent à deux hypothèses concurrentes.
Cette hypothèse
se heurte d’entrée au constat qu’il est au moins tout aussi facile d’adhérer à
des croyances tout à fait irrationnelles (par exemple la magie) que de
s’engager dans une quête de rationalité scientifique. (Nous ne connaissons pas
non plus de données amenant à penser que des individus ayant été exposés à des
événements destructeurs de leurs croyances, se lancent plus que d’autres dans
une carrière scientifique[4]).
2. Les individus qui ont moins d’appréhension par rapport au chaos ou
qui le perçoivent avec moins d’acuité, hésiteraient moins à repousser les
frontières du réel, et donc à s’exposer au vide de sens. Ces individus seraient
donc plus à même de s’engager dans une carrière de scientifique.
Ici se pose la question du rapport entre carrière/rôle
scientifique (qui selon nous exposerait d’avantage au « chaos ») et
l’adhésion au grand récit ordonnateur du réel que constitue la science (qui
lui, protège de ce « chaos »). Ce récit jouerait-il un rôle de tampon
protecteur du scientifique, ou un « véritable savant » serait-il
nécessairement amené à prendre distance par rapport au discours de la science
(comme entre autre, la vague postmoderne semble l’augurer) ?
Ces questions restant relativement
obscures à nos yeux, nous vous invitons à agrandir notre horizon de clarté
partagée.
***
Pierre Bouchat est doctorant en psychologie sociale. Ses recherches portent notamment sur la mémoire collective liée à la Première Guerre Mondiale.
Berger, P. (1963). Invitation to Sociology. New
York: Doubleday.
Berger, P., & Luckmann, T. (2012). La
construction sociale de la réalité. Paris: Armand Colin.
Carveth, D. (2004). The melancholic existentialism of
Ernest Becker. Free Associations, 11(59), 422-429.
Gergen, K. J. (1985). The social constructionist
movement in modern psychology. American psychologist, 40(3),
266.
Heidegger, M. (1986). Être et temps. Paris: Gallimard.
Horrell, D. G. (1996). The social ethos of the
Corinthian correspondence: Interests and ideology from 1 Corinthians to 1
Clement. Bloomsbury Publishing.
Latour, B., & Woolgar, S. (1988). La vie de
laboratoire. Paris: La Découverte.
Mendelsohn, E., Weingart, P., & Whitley, R. (Eds.).
(1977). The social production of scientific knowledge (pp.
3-36). Dordrecht, Holland: Reidel.
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