Tuesday, July 1, 2014

Tous des Mehdi Nemmouche ? Pistes de réflexion sur l’engagement au djihad.


source : Flickr Vayneh-Design



Selon Manuel Valls, ils sont « sans doute la plus grande menace ». La France « n’aurait jamais été confrontée à un tel défi » [1]. Chaque jour, 2 à 3 individus quitteraient le sol français pour aller combattre en Syrie. Ces djihadistes [2], ces « ennemis de l’intérieur » comme les nomme le premier ministre français, alimentent en Occident les pires fantasmes et réveillent les démons des mémoires collectives. Les attentats de ce 24 mai au musée juif de Bruxelles n’ont rien arrangé. Que va-t-il se passer quand ces djihadistes vont revenir sur le territoire français ? Ont-ils les mêmes intentions que Mohammed Merah et Mehdi Nemmouche ? Entre endoctrinement, radicalisme et courage, comment  comprendre et interpréter ces engagements djihadistes ?


L’intérêt de cet énième article concernant cette problématique est d’essayer d’amener ce débat hors des discussions politiquement intéressées et du registre émotionnel dans lequel il est à mon sens trop souvent emprisonné. Pour ce faire, je baserai la discussion sur l’article de Luis Martinez, directeur de recherche au CERI-Sciences Po, « Structure, environnement et basculement dans le djihadisme » publié en 2008 dans la revue Cultures & Conflits. Sur base  d’entretiens menés auprès de jeunes musulmans de la banlieue parisienne, Luis Martinez s’attèle à dresser un idéal type de la carrière de ces jeunes hommes djihadistes qui se radicalisent jusqu’à légitimer l’utilisation de la violence au nom de leurs croyances religieuses et de la protection de leurs « frères ».

Djihad ou Djihads ?

Selon Luiz Martinez, si les fondations de l’engagement djihadiste se basent toujours sur un profond sentiment de révolte envers les nations et communautés perçues comme des persécuteurs des « frères » musulmans (en Irak, Afghanistan ou plus récemment en Syrie), la forme que va prendre la lutte est quant à elle plus variée et beaucoup plus compliquée à prédire. L’actualisation de ces attitudes négatives (principalement envers le monde occidental et dans une moindre mesure envers la communauté chiite) en volonté comportementale apparaît comme une étape cruciale dans cette carrière du djihadiste. Pour ce faire, l’individu va chercher à dissiper ses inquiétudes et à répondre aux questions que pose un tel engagement en se tournant vers toute une série de sources d’informations : les fatwas, le discours des pairs, de la famille, des imams et des réseaux sociaux. « Comment aider mes frères ? » « Qu’est-ce qu’il m’est permis de faire ? » La perception que porte chacune de ces sources d’informations sur les comportements requis, autorisés et prohibés apparaît donc comme un enjeu capital dans les futurs agissements du djihadiste en herbe.
À cet égard, Luis Martinez introduit une distinction qui apparaît comme fondamentale entre  le djihad défensif et le djihad offensif. Les individus prenant part à la forme défensive du djihad vont s’engager dans la protection des musulmans en prenant les armes dans les régions où ces communautés sont en danger (Irak, Afghanistan, Syrie,…). Dans ce versant du djihad, l’individu cible ses actions sur les forces armées agressant directement les « frères » musulmans. Au contraire, dans la forme offensive, le djihadiste va focaliser son attention sur la figure de l’agresseur et perpétrer des actions impliquant indifféremment civils et forces armées. Les exemples typiques de ce versant du djihad sont les attentats du 11 septembre, les agissements de Mohammed Merah et plus récemment les attaques de Mehdi Nemmouche au musée juif.
La différence importante entre ces deux formes de djihad se situe dans la manière dont elles sont perçues par la communauté musulmane et par la plupart de ses leaders religieux. En effet, les actions ciblant les civils sont largement condamnées et considérées comme « loin de la religion ». Cet extrait d’entretien avec un Algérien de confession musulmane illustre bien cette idée :
« En plus des morts, les victimes civiles... derrière tout ça, il y a une idéologie dangereuse qui autorise à tuer des civils. Le plus choquant, quand on parle avec un terroriste... c’est avec conviction qu’il affirme qu’il a le droit de faire ça, alors qu’il est loin de la religion. »
Le djihad offensif est donc perçu comme contraire aux lois sociales et religieuses. Cette différence de légitimité et de statut entre ces deux djihads va la plupart du temps pousser les djihadistes en herbe à se tourner vers l’Irak, l’Afghanistan ou plus récemment la Syrie pour s’engager dans une lutte qui résonne en eux comme un devoir, un rêve pour lequel ils sont prêts à tous les sacrifices.
Cependant, Luis Martinez s’interroge sur la pérennité de cette perception du meurtre des civils auprès de ces djihadistes s’étant engagés dans un djihad défensif. Lors de leur périple, les atrocités de la guerre et les discours de groupes plus radicaux auxquels ils seront confrontés sont susceptibles de profondément changer leur perception des interdits et de les pousser vers un djihad offensif en commettant des actes inexcusables en Occident.
A en croire Luis Martinez, il existerait donc un risque que ces 2 à 3 personnes quittant chaque jour le sol français nous reviennent avec des intentions néfastes,  imperméables aux garde-fous sociaux et religieux qui ont encadré leurs premiers pas dans le djihad. Loin de cette image d’individus désorientés et irrationnels, ces djihadistes qui partent pour la Syrie sont avant tout des hommes aux parcours de vie atypiques et empreints de violence, de radicalisme religieux mais aussi de choix, dilemmes moraux et de courage.
Comment encadrer leur départ et leur retour en Europe ?
Est-ce que les messages de peur, de colère actuellement envoyés par la presse et les politiques à la communauté musulmane constituent une réponse adéquate à ce défi ?
Quelle place doit prendre la société civile dans cette problématique ?

Pour approfondir le sujet :  
Interview de Valérie Amiraux, professeure de sociologie à Montréal, dans l’émission « Planète terre » du CERIUM https://www.youtube.com/watch?v=V2ekZvVye3Y&list=PLz41uVKaYyLQnd31j128WICZdd8MFuR8d
(L'interview commence à la 13'37")



The Development of a Jihadist's Mind par Tawfik Hamid, Front Page Magazine, le 22 janvier 2008  http://pointdebasculecanada.ca/developpement-psychologique-dun-djihadiste/



[2] Bien que méritant de s’y attarder, je ne discuterai pas la définition du djihad dans cet article et l’utiliserai dans son sens le plus répandu en Occident, à savoir la participation à une lutte violente au nom de l’islam. Pour mieux comprendre la signification profonde du djihad, je vous invite à écouter le témoignage de Tarik Ramadan sur sa lecture du djihad.  







Antoine Roblain
Phd Student
Centre de Recherche en Psychologie Sociale et Interculturelle (CRePSI)

1 comment:

  1. Djihad et psychologie sociale

    http://www.reporterre.net/L-enfance-miserable-des-freres

    J'ai reçu ce lien par le mail officiel de notre Université de Champagne-Ardenne. Intitulé "L'enfance misérable des frères Kouachi", j'ai eu du mal à le lire (ayant grandi dans un pays totalitaire, la misère n'était pas trop loin, mais elle n'a pas produits des terroristes). Le texte est très triste. A la fin, et sans rien excuser à l'atrtocité des assassinats, on ne peut pas s'empêcher de se demander ce qu'il se serait passé si quelqu'un avait vu la détresse de cette maman poussée au suicide par l'isolation sociale où elle a dû vivre : les 17 victimes de janvier 2015 n'auraient-elles pas été épargnées ? Ces derniers jours, une chose est devenue plus claire : le fonctionnement et le recrutement du djihad est celui des sectes. Pour un regard psychosocial sur ces dernières, v. Psychologie et société 6/2003 "Logique sociale des phénomènes sectaires" et notamment le texte de M.-L. Rouquette "Éléments pour une théorie minimale des sectes". A.

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