Un soir, vous vous rendez à un
dîner d’affaires. C’est la première fois que vous rencontrez la personne avec laquelle
vous avez rendez-vous et le but du dîner est de juger si vous souhaitez entamer
une collaboration avec elle sur un projet qui vous tient à cœur. La personne en
question arrive exactement à l’heure, échange quelques remarques spirituelles
de bon ton, manifeste un intérêt mesuré pour le projet et se montre polie
envers les serveurs. Pourtant, en rentrant chez vous, vous êtes en proie à un
sentiment indéfinissable de malaise et pensez : « Quelque chose ne sent pas bon à propos de cette
personne ». Non, il ne s’agit pas de remettre en cause son hygiène
corporelle (ce qui serait d'ailleurs parfaitement légitime) : vous manifestez là simplement votre
suspicion à l’égard de cette personne
en termes métaphoriques.
En effet, la suspicion sociale
serait souvent associée dans le langage à une perception olfactive – généralement,
une odeur désagréable – et ce dans une dizaines de langues, y compris le
français, l'anglais, l'allemand ou encore le chinois (Soriano & Valenzuela,
2008 ; cité par Lee & Schwarz, 2012). En français par exemple, comme dans
l’histoire du dîner ci-dessus, il est courant de déclarer à propos d’un marché
douteux que l'affaire « ne sent pas bon ». En anglais, l’odeur de la
suspicion est plus spécifique, telle qu’en témoigne l'expression usuelle
« something smells fishy » (littéralement, « quelque chose sent
le poisson ») qualifiant une situation perçue comme suspecte.
Pour autant, la plupart des gens
s’accorderont sans doute spontanément pour déclarer que de telles expressions
ne sont rien d’autres que cela : des figures de style. Mais est-ce bien là
que s’arrête la portée de telles métaphores ? Ce n’est pas l’avis de Spike
Lee et Norbert Schwarz (2012) qui ont voulu tester, dans une série récente
d’études ingénieuses, si le lien entre suspicion et odeur de poisson n’était
rien d’autre qu’une association purement linguistique.
L'effet "Poisson-Suspicion"
Un expérimentateur accostait individuellement des étudiants sur le campus de l’Université de Michigan, en leur proposant de participer à un projet portant (soi-disant) sur l’investissement
financier. L'expérimentateur était accompagné d’un individu présenté comme étant autre sujet (qui était en réalité un
comparse). La paire de sujets (le « vrai » et le complice)
étaient alors redirigés vers le hall d’un bâtiment où ils recevaient chacun
l’équivalent de 5$ en pièces.
Leur tâche était la
suivante : le sujet n°1 (le « vrai ») devait décider en
premier quelle somme d’argent il souhaitait envoyer à son partenaire (le
complice), sachant que chaque ¼ de dollar donné sera quadruplé. Autrement dit,
si le sujet n°1 décidait d’envoyer l’entièreté des 5$, le sujet n°2
en recevrait le quadruple, i.e., 20$. Une fois que le sujet n°1 avait pris
sa décision, le 2e sujet (le complice) devait à son tour décider
du montant à renvoyer. A la fin du « jeu », chacun pouvait repartir
avec la somme qui lui restait en main. Normalement, dans de telles conditions,
plus le sujet n°1 fait confiance au partenaire et plus il devrait investir
(en s’attendant à ce que l’autre réciproque), tandis qu’il devrait moins investir
s’il suspecte son partenaire de ne
pas lui rendre la pareille.
Toutefois, ce que les
« vrais » sujets ne savaient pas, c’est que le coin du hall où
ils passaient l’expérience n’avait pas été choisi au hasard. Avant leur
arrivée, un expérimentateur avait pris soin d’y vaporiser soit de l’huile de
poisson, soit un spray aux relents de flatulence, soit de l’eau inodore. En
fonction de la condition à laquelle ils étaient assignés, les participants
étaient donc exposés à une odeur différente. Est-ce que cela serait suffisant
pour influencer leurs décisions ?
Les résultats sont surprenants :
les participants exposés à l’odeur de poisson investissaient en moyenne 25% de
moins que ceux des deux autres conditions (fig. 1). En outre, il n’y avait aucune différence significative
d’investissement entre les conditions « flatulence » et
« eau », ce qui signifie que l’effet obtenu n’était pas uniquement
lié à la valence négative de l’odeur de poisson (autrement, l’odeur de
flatulence aurait du également provoquer une baisse significative de l’investissement).
Figure 1. Somme investie par les sujets (en $) en fonction de l’odeur à laquelle ils sont exposés |
Il n’y avait d’ailleurs non plus aucune
différence en termes d’humeur entre les sujets de toutes les conditions
et nul ne semblait avoir découvert le véritable but de l’étude.
Ces résultats ont été ensuite
répliqués dans une seconde étude, utilisant une tâche légèrement différente. Ici il s'agissait d’investir dans une ressource commune (un indicateur de la confiance en son partenaire). Encore une fois, l’effet
« poisson-suspicion » a été mis en évidence. Conformément à la
métaphore « something smells fishy », le fait d’être accidentellement
exposé à des relents de poisson semble donc entraîner (chez les anglophones, du
moins) une moindre confiance à l’égard d’un partenaire économique potentiel.
Mais les auteurs ne s’arrêtent pas en si bon chemin : si
l’odeur de poisson influence effectivement la suspicion, est-ce que le fait
d’être suspicieux influence également la détection d’une odeur de
poisson ?
« I’m suspicious…therefore something smells fishy »
Cette fois-ci, un expérimentateur
présentait aux participants (toujours des étudiants infortunés) 5 tubes à essai
contenant différents aliments ou parfums : huile parfumée à la pomme,
oignon émincé, crème caramel, nectar d’orange et huile de poisson. La tâche des
participants consistait à fermer les yeux et renifler le contenu de chaque tube
avant d’indiquer la première odeur à laquelle ils pensaient. La moitié des
sujets (condition non-suspicion) entamait directement l’expérience après avoir
reçu ces consignes mais pour l’autre moitié (condition suspicion),
l’expérimentateur exhibait un comportement et des discours destiné à induire de la suspicion
chez les sujets (en les amenant à penser qu'il leur cachait quelque chose). Après cet acte théâtral, les sujets commençaient la tâche de
détection comme les autres.
Résultat ? L’effet
« suspicion-poisson » est effectivement mis en évidence (cercle rouge, fig. 2): en
moyenne, les participants suspicieux étaient plus nombreux à reconnaître
correctement l’odeur de poisson que les participants de l’autre condition.
Toutefois, aucune différence n’apparaissait pour la reconnaissance des autres
odeurs. Le fait d’être suspicieux n’augmente donc pas les capacités de
reconnaissance olfactive de façon généralisée mais constitue un effet bien spécifique
aux odeurs poissonneuses. Ces résultats ont été répliqués à plusieurs reprises,
en variant la position de présentation de l’huile de poisson, en ajoutant des
odeurs désagréables (odeur de flatulence et odeur d’ail) ou encore, en
augmentant la charge cognitive auxquels les sujets étaient soumis durant la
tâche de détection, toujours avec la même conclusion : l’effet semble
robuste.
Figure. 2. Pourcentages de participants identifiant correctement les odeurs en fonction de la présence (ou non) de suspicion expérimentalement induite |
Comment
expliquer qu’une expression métaphorique, en apparence insignifiante, soit
suffisante pour modifier des décisions supposées « rationnellement »
fondées ? Cela
renvoie à l’idée que certaines métaphores ne constituent pas (uniquement) des
tournures de phrase spirituelles mais auraient également des conséquences psychologiques (Lee &
Schwarz, 2012). C’est le cas notamment des métaphores qui lient un concept
abstrait (e.g., suspicion) à une expérience sensorielle plus concrète (e.g.,
olfaction).
« Les individus parlent métaphoriquement parce qu’ils pensent métaphoriquement »
L’effet
« suspicion-poisson » s’inscrit dans un courant de recherche en plein
expansion concernant l’influence des métaphores sur de nombreux aspects de la
cognition sociale (jugements sociaux, prise de décision, processus mnésiques,
etc.). Selon cette perspective, « les individus parlent métaphoriquement
parce qu’ils pensent métaphoriquement »
(Landau, Robinson & Meier, 2014, p. 5, emphase ajoutée). Ainsi, poursuivant
leur spirale d’expériences créatives, Lee et Schwarz (2012) ont réalisé
d’autres études pour tenter de spécifier le mécanisme expliquant l’effet
observé entre suspicion-poisson et voici ce qu’ils mettent en évidence : le
fait d’induire de la suspicion chez les participants active des pensées
relatives à la suspicion (étude 4) et ces pensées activent à leur tour des
pensées relatives aux poissons (via la connexion métaphorique entre les
concepts suspicion-poisson – étude 5), ce qui rend les individus meilleurs dans
la reconnaissance et la détection subséquente d’une odeur de poisson (études 6
& 7). Ces données vont dans le sens du postulat suivant : la
connaissance que l’on possède à propos de certains concepts serait
« multimodale » (Lee & Schwarz, 2014), de telle manière qu’une
expérience sensorielle spécifique (sentir une odeur de poisson) active le
concept métaphoriquement associé (suspicion sociale), et vice versa.
Un effet isolé ?
Malgré ce qu’elle ont de
surprenant (et de divertissant), ces études ne sont pourtant pas les seules à
avoir mis en évidence les conséquences psychologiques inattendues de certaines
métaphores, dont voici quelques exemples : le fait de tenir brièvement en
main une tasse de café chaude (vs. froide) mène à juger une personne hypothétique
comme plus chaleureuse (Williams & Bargh, 2008, étude 1).
Après avoir décrit une action immorale (vs. morale) effectuée par le passé, les
participants préfèrent se faire offrir une lingette antiseptique qu’un crayon, en
lien avec l’idée d’une purification
morale (Zhong & Liljenquist, 2006, étude 3). Les groupes socialement
puissants sont perçus comme plus puissants encore lorsqu’ils sont présentés en
position haute (vs. basse) sur un écran, conformément à l’idée d’occuper un haut statut (Schubert, 2005, étude
4). La température ambiante dans une pièce est jugée plus froide après s’être
rappelé des moments où on s’est senti socialement exclu (vs. inclus), se
rapportant à l’idée d’une solitude glaciale
ou de la froideur des relations (Zhong
& Leonardelli, 2008, étude 1).
Il est important de noter toutefois
que si ce billet s’est focalisé sur les effets des métaphores liées à des
expériences corporelles – en particulier suspicion-olfaction, cela ne signifie
pas pour autant que toutes les
métaphores impliquent de telles expériences (Lee & Schwarz, 2014). Décrire la vie comme « un voyage » constitue un exemple d’expression
métaphorique pas (ou peu) ancrée dans une expérience sensorielle spécifique. Pourtant,
plusieurs études attestent des conséquences psychologiques suscitées par un
usage strictement linguistique des métaphores, de telle manière que le fait de comparer
la criminalité urbaine à un virus qui se propage sur la ville vs. à un animal
qui s’y abat par exemple peut modifier diamétralement le type de
politiques soutenues par les individus (préventives vs. offensives ;
Thibodeau & Boroditsky, 2011 ; 2013).
En définitive, un des intérêts
particuliers que présente l’étude des métaphores en général réside dans sa capacité à nuancer les distinctions classiques entre langage, cognition et
perception, et contribuant à avancer notre compréhension de certains mécanismes psychologiques quotidiennement à l'oeuvre. Aussi, la prochaine fois que vous ressortirez
suspicieux(se) quant aux intentions cachées de vos collaborateurs à l’issue
d’un dîner d’affaire, il n’est pas totalement absurde de vous interroger sur la part qu'a jouée dans cette perception la sole marinée commandée par l'un d'entre eux...
Djouaria Ghilani est doctorante au sein du centre de psychologie sociale et interculturelle de l'Université Libre de Bruxelles. Elle travaille sur l'influence des analogies sur le jugement. Courriel: Djouaria.Ghilani@ulb.ac.be
Références
Landau, M. J.,
Robinson, M., & Meier, B. (2014). Introduction. In M. J. Landau, M. D.
Robinson, & B. P. Meier (Eds.), The power of metaphor: Examining its
influence on social life (pp. 3-16). Washington, D.C.: APA Press.
Lee, S. W., & Schwarz, N.
(2012). Bidirectionality, mediation, and moderation of metaphorical effects:
The embodiment of social suspicion and fishy smells. Journal of Personality and Social Psychology, 103(5), 737.
Lee,
S. W., & Schwarz, N. (2014). Metaphor in
judgment and decision making. In M. J. Landau, M. D. Robinson, & B. P.
Meier (Eds.), The
power of metaphor: Examining its influence on social life (pp. 3-16). Washington,
D.C.: APA Press.
Schubert, T. W. (2005). Your
highness: vertical positions as perceptual symbols of power. Journal of
Personality and Social Psychology, 89(1), 1.
Thibodeau, P. H., & Boroditsky,
L. (2011). Metaphors we think with: The role of metaphor in reasoning. PLoS One, 6(2), e16782.
Thibodeau, P. H., &
Boroditsky, L. (2013). Natural language metaphors covertly influence reasoning.
PloS one, 8(1), e52961.
Williams, L. E., & Bargh, J. A.
(2008). Experiencing physical warmth promotes interpersonal warmth. Science, 322(5901), 606-607.
Zhong, C. B., & Leonardelli,
G. J. (2008). Cold and Lonely Does Social Exclusion Literally Feel Cold?. Psychological Science, 19(9), 838-842.
Zhong, C. B., & Liljenquist,
K. (2006). Washing away your sins: Threatened morality and physical cleansing. Science, 313(5792), 1451-1452.
Très bel article, très clair, amusant et à la portée de tous!
ReplyDeleteMerci pour votre commentaire encourageant et à bientôt sur ce blog!
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