Source: Matt Brown (https://flic.kr/p/23wrcSh)
Face à la situation précaire et la vulnérabilité que peuvent connaître
les migrant·e·s, différentes initiatives citoyennes de solidarité se sont
développées dans les pays Européens et notamment en Belgique (Rea, Martiniello,
Mazzola & Meuleman, 2019). Parmi ces initiatives, des programmes visant à
associer un·e volontaire avec un·e migrant·e ont été mis en place par certaines
associations et rassemblements citoyens, tel que la « Plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés ». Différentes
appellations sont utilisées pour nommer ces programmes : « jumelage », « parrainage » ou encore « buddy program ». Tantôt ami·e,
filleul·e, parrain, marraine ou jumeau/jumelle : ces dénominations posent les
questions de la façon dont on nomme l’Autre et de la place qu’on lui accorde ou
qu’on lui refuse. Cet article de blog visera à questionner la potentielle
influence de ces appellations sur les relations entre migrant·e·s et volontaires
ainsi qu’entre migrant·e·s et société d’accueil.
Quelle est l’importance de la
réciprocité dans la relation migrant·e-volontaire ?
Les programmes d’association entre un·e migrant·e et un·e volontaire
consistent, par exemple, à héberger un·e migrant·e, à l’accompagner dans des
démarches administratives, ou encore à partager différentes activités ensemble.
Ces activités impliquent des formes de dons ou d’échange de biens ou de
services entre les personnes mises en relation. Or, ces échanges ou ces dons
peuvent être basés sur une forme de réciprocité (explicite ou implicite) ou au
contraire amener à la perception de déséquilibres dans la relation entre
migrant·e·s et volontaires. En effet, certaines relations seraient davantage
basées sur l’aide à apporter au/à la migrant·e alors que d’autres
impliqueraient davantage de réciprocité entre volontaire et migrant·e dans les
services rendus. À cet égard, Heins & Unrau (2018) proposent d’analyser la relation migrant·e-volontaire en
termes de don contre-don. Le mécanisme de don contre-don a été décrit pour la
première fois par Mauss (1923). Selon ce dernier, le don est caractérisé par la
réciprocité : il implique un contre-don. À titre d’illustration,
lorsqu’une personne nous invite (don), cela implique souvent que nous amenions
un cadeau (contre-don). Le cycle de don contre-don contient donc une triple
obligation : recevoir, donner et rendre (Mauss, 1923). Le principe de
réciprocité n’est plus respecté dès lors qu’une personne est dans
l’impossibilité de rendre. Celle-ci se trouve dans une situation de dette.
Cette situation peut alors induire une forme de domination et de contrôle
social de la part de celui qui donne sur la personne en situation de dette
(Schwartz, 1967). Concernant la relation migrant·e-volontaire, la
non-réciprocité pourrait mener à un sentiment d’infériorisation pour les
migrant·e·s alors que la réciprocité contribuerait à rétablir une certaine
agentivité chez ces dernier·e·s (Heins & Unrau, 2018). A cet égard, la
réciprocité dans la relation migrant·e-volontaire pourrait jouer un rôle majeur
dans le regard porté par le/la migrant·e sur lui-même/elle-même et sur sa
relation avec la société d’accueil.
Réciprocité dans la relation migrant·e-volontaire et figures de l’Autre
Si l’instauration (ou non) de dynamiques de réciprocité peut avoir des
conséquences chez les migrant·e·s, elle peut également être liée et expliquée
par la façon dont cet Autre est à priori considéré. Dans les différentes
représentations véhiculées sur les migrant·e·s, celle du/de la « personne
dans le besoin et la souffrance » a fréquemment été assignée au sein des
mouvements de solidarité depuis 2015 (Mescoli et al., 2019). En induisant la
« pitié » ou la « victimisation », celle-ci a pour
conséquence de voir l’Autre comme une personne en manque et à presque
inexorablement l’enfermer dans des dynamiques relationnelles où cette personne
ne pourra faire qu’accumuler des dettes. Recevoir, sans pouvoir rendre.
En revanche, il
semble que le contact prolongé entre migrant·e·s et volontaires, et notamment
la mise en place au cours du temps d’une réciprocité dans la relation puisse
avoir un effet sur les représentations des migrant·e·s. Mescoli, Roblain et Griffoen (à paraitre) décrivent que dans certaines associations et initiatives
citoyennes de solidarité en Belgique, en l’occurrence la Voix des Sans-Papiers
de Liège et la Plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés, la mise en place
de relations réciproques a amené les volontaires à ne plus reconnaitre le ou la
migrant·e comme une « victime »,
mais plutôt comme un « sujet de droit ».
Relations migrant·e-volontaire et contexte organisationnel
Les relations migrant·e-volontaire s’inscrivent dans un contexte
organisationnel : celui d’associations ou d’initiatives citoyennes de
solidarité. A cet égard, nous pensons que celles-ci jouent un rôle central dans
la mise en relation des migrant·e·s et des volontaires. Certaines associations
qualifient les relations volontaires-migrant·e·s de « parrainage »,
alors que d’autres les nomment « jumelage » ou encore « buddy
program ». Ces appellations impliquent différentes dénominations de
l’Autre : « filleul·e », « jumeau/jumelle » ou encore
« ami·e ». Ces mots ne déterminent à priori pas la même symétrie et
réciprocité dans la relation. Le terme « filleul », utilisé dans une
relation de « parrainage », implique une vision unilatérale du don de
la part du parrain/de la marraine et une certaine forme d’asymétrie dans la
relation. Le terme ami semble impliquer une relation réciproque et horizontale.
Enfin, le terme jumeau fait référence à un lien de sang et est marqué par
l’absence de différence entre les deux membres de la dyade. La question se pose
alors de savoir dans quelle mesure ces appellations peuvent avoir un effet sur
la relation volontaire-migrant·e. Selon Butler (2013), le langage n’est pas une
simple locution : il peut avoir une puissance d’agir, nommée performativité
du langage. L’utilisation de ces termes par les associations pourrait donc
potentiellement avoir un effet performatif sur la relation
volontaire-migrant·e·s, c’est-à-dire avoir une influence sur les dynamiques de
réciprocité au sein de la relation, et plus fondamentalement, sur la relation
entre les migrant·e·s et la société d’accueil.
En somme, « jumelage », « buddy program » ou
« parrainage », ces appellations posent la question de leurs
potentiels effets performatifs sur les relations migrant·e·s-volontaires.
L’utilisation des termes « amis », jumeau » ou
« filleul » nous interroge également sur la façon dont on nomme
l’Autre et sur leurs potentiels effets sur l’intégration des migrant·e·s.
Au-delà de
l’appellation utilisée, il s’agit plus généralement d’interroger les dynamiques
relationnelles entre volontaires et migrant·e·s. À cet égard, Roblain, Politi, Phalet et Licata mènent
actuellement une étude, en collaboration avec l’UNHCR, sur les réseaux sociaux
et dynamiques relationnelles développés au sein des « buddy program »
et leurs effets sur l’intégration des migrant·e·s.
Béatrice
Sternberg, étudiante en Master 1 de Psychologie Sociale Appliquée à l’Université
Paris Nanterre et stagiaire au CeSCuP sous la supervision d’Antoine Roblain.
Bibliographie
Butler, J. (2013). Excitable speech: A politics of the
performative. London: Routledge.
Heins, V.
M., & Unrau, C. (2018). Refugees welcome: Arrival gifts, reciprocity, and
the integration of forced migrants. Journal of International
Political Theory, 14(2),
223-239. doi:10.1177/1755088217753232
Mauss, M.
(1923). Essai sur le don forme et raison de l'échange dans les sociétés
archaïques. L’Année sociologique (1896/1897-1924/1925), 1,
30-186.
Mescoli, E., Roblain, A., Griffioen, P. (à
paraitre). Les initiatives citoyennes de soutien aux migrants en
Belgique : de l’humanitaire à la contestation politique. Anthropologie
et développement.
Rea, A., Martiniello, M., Mazzola,
M., & Meuleman, B. (Eds.) (2019). The refugee reception crisis in Europe. Polarized
opinions and mobilizations. Bruxelles
: Éditions de l’Université de Bruxelles.
Schwartz, B. (1967). The social
psychology of the gift. American Journal
of Sociology, 73(1), 1-11.
doi:10.1086/224432
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