Monday, April 20, 2020

Dynamiques relationnelles entre migrant·e·s et volontaires : « Parrainage », « Jumelage » et « Buddy Program »

Source: Matt Brown (https://flic.kr/p/23wrcSh)


Face à la situation précaire et la vulnérabilité que peuvent connaître les migrant·e·s, différentes initiatives citoyennes de solidarité se sont développées dans les pays Européens et notamment en Belgique (Rea, Martiniello, Mazzola & Meuleman, 2019). Parmi ces initiatives, des programmes visant à associer un·e volontaire avec un·e migrant·e ont été mis en place par certaines associations et rassemblements citoyens, tel que la « Plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés ». Différentes appellations sont utilisées pour nommer ces programmes : « jumelage », « parrainage » ou encore « buddy program ». Tantôt ami·e, filleul·e, parrain, marraine ou jumeau/jumelle : ces dénominations posent les questions de la façon dont on nomme l’Autre et de la place qu’on lui accorde ou qu’on lui refuse. Cet article de blog visera à questionner la potentielle influence de ces appellations sur les relations entre migrant·e·s et volontaires ainsi qu’entre migrant·e·s et société d’accueil.


Quelle est l’importance de la réciprocité dans la relation migrant·e-volontaire ?
Les programmes d’association entre un·e migrant·e et un·e volontaire consistent, par exemple, à héberger un·e migrant·e, à l’accompagner dans des démarches administratives, ou encore à partager différentes activités ensemble. Ces activités impliquent des formes de dons ou d’échange de biens ou de services entre les personnes mises en relation. Or, ces échanges ou ces dons peuvent être basés sur une forme de réciprocité (explicite ou implicite) ou au contraire amener à la perception de déséquilibres dans la relation entre migrant·e·s et volontaires. En effet, certaines relations seraient davantage basées sur l’aide à apporter au/à la migrant·e alors que d’autres impliqueraient davantage de réciprocité entre volontaire et migrant·e dans les services rendus. À cet égard, Heins & Unrau (2018) proposent d’analyser la relation migrant·e-volontaire en termes de don contre-don. Le mécanisme de don contre-don a été décrit pour la première fois par Mauss (1923). Selon ce dernier, le don est caractérisé par la réciprocité : il implique un contre-don. À titre d’illustration, lorsqu’une personne nous invite (don), cela implique souvent que nous amenions un cadeau (contre-don). Le cycle de don contre-don contient donc une triple obligation : recevoir, donner et rendre (Mauss, 1923). Le principe de réciprocité n’est plus respecté dès lors qu’une personne est dans l’impossibilité de rendre. Celle-ci se trouve dans une situation de dette. Cette situation peut alors induire une forme de domination et de contrôle social de la part de celui qui donne sur la personne en situation de dette (Schwartz, 1967). Concernant la relation migrant·e-volontaire, la non-réciprocité pourrait mener à un sentiment d’infériorisation pour les migrant·e·s alors que la réciprocité contribuerait à rétablir une certaine agentivité chez ces dernier·e·s (Heins & Unrau, 2018). A cet égard, la réciprocité dans la relation migrant·e-volontaire pourrait jouer un rôle majeur dans le regard porté par le/la migrant·e sur lui-même/elle-même et sur sa relation avec la société d’accueil.

Réciprocité dans la relation migrant·e-volontaire et figures de l’Autre 
Si l’instauration (ou non) de dynamiques de réciprocité peut avoir des conséquences chez les migrant·e·s, elle peut également être liée et expliquée par la façon dont cet Autre est à priori considéré. Dans les différentes représentations véhiculées sur les migrant·e·s, celle du/de la « personne dans le besoin et la souffrance » a fréquemment été assignée au sein des mouvements de solidarité depuis 2015 (Mescoli et al., 2019). En induisant la « pitié » ou la « victimisation », celle-ci a pour conséquence de voir l’Autre comme une personne en manque et à presque inexorablement l’enfermer dans des dynamiques relationnelles où cette personne ne pourra faire qu’accumuler des dettes. Recevoir, sans pouvoir rendre.
En revanche, il semble que le contact prolongé entre migrant·e·s et volontaires, et notamment la mise en place au cours du temps d’une réciprocité dans la relation puisse avoir un effet sur les représentations des migrant·e·s. Mescoli, Roblain et Griffoen (à paraitre) décrivent que dans certaines associations et initiatives citoyennes de solidarité en Belgique, en l’occurrence la Voix des Sans-Papiers de Liège et la Plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés, la mise en place de relations réciproques a amené les volontaires à ne plus reconnaitre le ou la migrant·e  comme une « victime », mais plutôt comme un « sujet de droit ».

Relations migrant·e-volontaire et contexte organisationnel
Les relations migrant·e-volontaire s’inscrivent dans un contexte organisationnel : celui d’associations ou d’initiatives citoyennes de solidarité. A cet égard, nous pensons que celles-ci jouent un rôle central dans la mise en relation des migrant·e·s et des volontaires. Certaines associations qualifient les relations volontaires-migrant·e·s de « parrainage », alors que d’autres les nomment « jumelage » ou encore « buddy program ». Ces appellations impliquent différentes dénominations de l’Autre : « filleul·e », « jumeau/jumelle » ou encore « ami·e ». Ces mots ne déterminent à priori pas la même symétrie et réciprocité dans la relation. Le terme « filleul », utilisé dans une relation de « parrainage », implique une vision unilatérale du don de la part du parrain/de la marraine et une certaine forme d’asymétrie dans la relation. Le terme ami semble impliquer une relation réciproque et horizontale. Enfin, le terme jumeau fait référence à un lien de sang et est marqué par l’absence de différence entre les deux membres de la dyade. La question se pose alors de savoir dans quelle mesure ces appellations peuvent avoir un effet sur la relation volontaire-migrant·e. Selon Butler (2013), le langage n’est pas une simple locution : il peut avoir une puissance d’agir, nommée performativité du langage. L’utilisation de ces termes par les associations pourrait donc potentiellement avoir un effet performatif sur la relation volontaire-migrant·e·s, c’est-à-dire avoir une influence sur les dynamiques de réciprocité au sein de la relation, et plus fondamentalement, sur la relation entre les migrant·e·s et la société d’accueil.


En somme, « jumelage », « buddy program » ou « parrainage », ces appellations posent la question de leurs potentiels effets performatifs sur les relations migrant·e·s-volontaires. L’utilisation des termes « amis », jumeau » ou « filleul » nous interroge également sur la façon dont on nomme l’Autre et sur leurs potentiels effets sur l’intégration des migrant·e·s.
Au-delà de l’appellation utilisée, il s’agit plus généralement d’interroger les dynamiques relationnelles entre volontaires et migrant·e·s. À cet égard, Roblain, Politi, Phalet et Licata mènent actuellement une étude, en collaboration avec l’UNHCR, sur les réseaux sociaux et dynamiques relationnelles développés au sein des « buddy program » et leurs effets sur l’intégration des migrant·e·s.


Béatrice Sternberg, étudiante en Master 1 de Psychologie Sociale Appliquée à l’Université Paris Nanterre et stagiaire au CeSCuP sous la supervision d’Antoine Roblain.



Bibliographie

Butler, J. (2013). Excitable speech: A politics of the performative. London: Routledge.

Heins, V. M., & Unrau, C. (2018). Refugees welcome: Arrival gifts, reciprocity, and the integration of forced migrants. Journal of International Political Theory, 14(2), 223-239. doi:10.1177/1755088217753232

Mauss, M. (1923). Essai sur le don forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques. L’Année sociologique (1896/1897-1924/1925)1, 30-186.

Mescoli, E., Roblain, A., Griffioen, P. (à paraitre). Les initiatives citoyennes de soutien aux migrants en Belgique : de l’humanitaire à la contestation politique. Anthropologie et développement.

Rea, A., Martiniello, M., Mazzola, M., & Meuleman, B. (Eds.) (2019). The refugee reception crisis in Europe. Polarized opinions and mobilizations. Bruxelles : Éditions de l’Université de Bruxelles.

Schwartz, B. (1967). The social psychology of the gift. American Journal of Sociology, 73(1), 1-11. doi:10.1086/224432

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